Critique | Tardes de soledad d’Albert Serra | 2h05 | Par Louan Nivesse
Le ridicule ne tue pas, il s’est simplement hissé au sommet avec le reste. Il parle fort, il s’habille bien, il connaît les codes. On l’utilisait autrefois pour relativiser, comme une pirouette après une gêne ; aujourd’hui, il s’est institutionnalisé. Il siège dans les assemblées, il fait des interviews, il donne des leçons. Il s’appelle Bayrou, Le Pen, Borne. Il enterre des affaires en rase campagne, détourne des fonds publics et réclame des excuses à la démocratie. Il prétend consulter des enfants de maternelle pour justifier ses décisions, il étouffe les violences avec un “Hum… Burger King” lancé au conseil municipal, comme une vanne, comme si la brutalité pouvait se dissoudre dans la moquerie. Il mime la République, il récite son rôle avec application, mais la voix tremble, les mots glissent, et il ne reste plus que le décor. Ce n’est plus une déviance, c’est une méthode, une habitude de pouvoir, un cynisme devenu réflexe. Le ridicule ne fait plus rire, il nous gouverne. Et tant qu’il reste des spectateurs pour applaudir, la farce peut continuer.
Albert Serra explore dans Tardes de soledad une forme de vertige contemporain sans jamais en dire le nom, en s’éloignant ostensiblement de toute analyse directe, de toute référence explicite à la politique ou à l’actualité française, mais en laissant planer, à travers le portrait silencieux d’un torero, l’ombre diffuse d’un monde saturé de signes et vidé de sens. En suivant Andrés Roca Rey, figure jeune et déjà légendaire de la tauromachie péruvienne, Serra ne cherche ni à analyser ni à commenter : il capte. Entièrement dépourvu de voix off, d’entretiens ou de contexte, il épouse la surface des choses avec une rigueur presque maniaque, évoquant parfois les approches de Lifshitz ou de Wiseman, mais sans leur souci du tissu social ni leur attention au collectif, comme si l’homme filmé n’était plus qu’un symbole vide, une silhouette figée dans une chorégraphie d’apparat. Tout se joue alors dans la distance glacée, dans le refus d’interpréter, dans cette manière d’exposer les signes de la virilité comme on poserait des objets en vitrine, jusqu’à ce que la beauté formelle elle-même devienne suspecte, comme si la fascination de Serra pour ce théâtre du pouvoir finissait par neutraliser toute possibilité de critique. Et c’est bien là que le trouble s’installe. Comment critiquer une œuvre qui ne se positionne jamais, qui ne tranche rien, qui se contente d’exposer sans jamais nommer ce qu’elle regarde ? Le silence du cinéaste pourrait passer pour un refus de manipuler, une confiance donnée au regard du spectateur. Mais dans un dispositif aussi fermé, aussi rigoureusement composé, ce silence devient ambigu. Il ne libère pas, il encadre. Il n’ouvre pas, il fige. La critique s’y engouffre à tâtons, sans point d’appui. Car plus l’image devient pure, plus elle s’abstrait de tout commentaire, plus elle semble s’absoudre d’elle-même. La beauté plastique, les plans rigoureusement découpés, la lumière taillée comme une offrande — tout cela compose un écrin si précieux qu’il empêche la friction. D’autant que ce qui pourrait heurter — la répétition, la mise à mort, la bêtise viriliste — est magnifié par l’image. On assiste à l’agonie en plan fixe, sans jamais savoir s’il s’agit d’un regard critique ou d’un ravissement. Ce n’est plus de l’observation, c’est de l’immersion contrôlée. Et dans cette immersion, quelque chose se referme. Le spectateur se retrouve face à un théâtre parfaitement ordonné, où chaque geste semble pensé pour désamorcer la question du sens. Le film prétend nous exposer au réel, mais il en contrôle chaque battement, jusqu’à l’asphyxie. Ce qui devait éclairer finit par éblouir . À mesure que le documentaire avance, on attend un déséquilibre, une rupture, quelque chose qui viendrait griffer l’image, révéler une faille sous le vernis doré, mais rien ne vient, et c’est précisément ce rien, cette boucle close, cette immobilité fascinée, qui donnent au film sa puissance autant que son malaise.

Parfois, une simple chanson semble dire davantage que deux heures d’images soigneusement composées, et il suffit d’écouter La Corrida de Francis Cabrel, où le taureau, surpris d’être contraint de mourir pour un honneur qui ne lui appartient pas, pose une question dont la naïveté feinte tranche avec la violence de la situation : « Est-ce que ce monde est sérieux ? » En quelques strophes, tout est là — l’émotion, la critique, la voix qui raconte et prend position — là où le cinéma d’Albert Serra, par son refus de juger ou d’incarner, s’abandonne parfois à une beauté close sur elle-même, comme si la lumière sur la chair, la texture du sang — celui du taureau comme celui du torero —, suffisaient à produire du sens. Il filme le fluide rouge comme une matière picturale, fascinante, presque sacrée, et capte avec la même précision les grimaces héroïques, les poses tragiques, les mimiques du dompteur en quête d’extase collective. Dans cette chorégraphie millimétrée, tout est fait pour séduire — l’animal, le public, la caméra —, mais rien ne vient fissurer l’image. La beauté absorbe tout, même ce qui devrait déranger . Le cadre, toujours impeccable, ne tremble jamais, le rituel tourne sans heurts, et c’est justement cette perfection formelle, cette absence de faille, qui rend le film si troublant, voire complice. Ce qui meurt à l’écran n’est pas seulement un animal, mais l’idée que regarder suffit à comprendre. Chaque scène de mise à mort est cadrée au ras du sol, sans jamais montrer l’arène entière, sans jamais offrir un plan d’ensemble : le public reste invisible, mais ses cris emplissent l’espace sonore, et c’est peut-être dans ce décalage — entre ce que l’on voit et ce que l’on entend — que naît le malaise le plus profond. Car ce n’est pas tant la mort elle-même qui dérange, que l’enthousiasme qu’elle suscite. La caméra fragmente tout : les cornes, les yeux, la langue, la main gantée, la pose, le sourire figé. Le montage épouse cette logique de l’éclatement, jusqu’à l’étouffement, mais l’image reste belle, toujours, trop peut-être, comme si elle absorbait en douceur ce qu’elle aurait pu dénoncer. C’est là que le refus de point de vue cesse d’être une posture, pour devenir un angle mort ; ce qui devait heurter — la répétition, la violence, le grotesque des postures — devient objet de fascination, et ce torero figé dans ses gestes millimétrés, dans son costume baroque et ses grimaces d’idole, finit par être élevé au rang d’icône, image creuse mais tragiquement soignée, presque sacrée.
Le ridicule affleure partout, dans ces formules virilistes ressassées comme des mantras — « t’as eu des couilles » —, dans la chorégraphie mécanique des gestes, dans ces poses glorieuses que Roca Rey répète devant le miroir ou la caméra, comme un Patrick Bateman folklorique, habité par l’obsession du regard qu’on porte sur lui, entouré en permanence d’une véritable cour viriliste qui le flatte, le déshabille, le rhabille, le sanctifie. Chaque geste, chaque mot prononcé par ses compagnons — entre hommage chevaleresque et langage de vestiaire — semble renforcer ce théâtre du pouvoir, où l’image prévaut sur toute forme de vérité. Ce n’est plus le taureau qu’on abat, mais ce qu’il représente : l’idée même d’un monde symbolique, traversé par des signes, du sacré, de la croyance. La corrida devient alors une allégorie du pouvoir actuel, politique ou moral, qui tourne sur lui-même, privé de substance, nourri par son propre décor. Et c’est là que le film, sans le vouloir peut-être, touche juste : dans cette boucle close, dans cette perfection sans faille, quelque chose manque — un tremblement, une dérive, un déséquilibre qui viendrait fissurer l’ensemble. Mais rien ne vient. Les gestes se répètent avec une régularité de métronome, les cris du public reviennent aux mêmes moments, le sang coule avec une précision désincarnée, comme si l’émotion elle-même avait été ritualisée. Ce qui trouble, au fond, ce n’est pas ce que le film montre, mais ce qu’il laisse intact : une cérémonie qui ne doute plus d’elle-même, qui se perpétue sans mémoire, comme si plus rien ne venait heurter la tradition. Un autre taureau tombera demain, l’arène exultera encore, et cette répétition produira l’image la plus nette de notre époque : celle d’un théâtre vidé de son tragique, d’un pouvoir qui rejoue son rôle sans plus croire à sa propre légende, et d’un public trop épuisé pour appeler ça une farce. Car ce n’est pas la mort qui choque ici, mais son insignifiance. Le rituel continue, les gestes se rejouent, et le monde regarde, encore, sans y croire. Le ridicule ne tue plus. Et c’est bien ce qui devrait nous inquiéter.
| Au cinéma le 26 mars 2025
