Après avoir visionné l’intriguant Melancholia, j’ai décidé de m’attaquer à une des autres œuvres majeures de son réalisateur : Dancer in the dark. Troisième film de la trilogie Cœur d’or, Lars Von Trier nous conte la vie mouvementée d’une maman immigrée tchéquoslovaque atteinte d’une maladie qui détériore gravement sa vue. Elle travaille sans relâche à l’usine malgré son handicap pour récolter la somme nécessaire destinée à une opération qui évitera à son fils de subir le même sort, la maladie s’avérant héréditaire. Malheureusement pour elle, ses économies durement gagnées vont se faire voler.
Dans cette trilogie, Lars Von Trier confronte son personnage principal à des drames. Les trois films mettent en scène systématiquement des femmes qui, face à tout ce qu’elles endurent, se positionnent comme de véritables martyrs. Dans Dancer in the dark, Selma (remarquablement incarnée par la chanteuse islandaise Björk) n’échappe pas à cette règle.
A travers ce long-métrage, le réalisateur filme la marginalité via son héroïne principale, une femme immigrée, sans le sou et aveugle. Elle vit dans une caravane dans le jardin de ses voisins qui l’ont accueilli. Von Trier choisit ici un personnage aux marges de la société, qui est discriminé par ses origines et sa situation économique plus que précaire. Malgré une situation initiale alarmante, il lui fait subir une descente aux enfers suite aux vices des autres personnages, eux privilégiés, qui profiteront de la bonté de la jeune femme pour lui faire un coup bas. En effet, Selma est d’une gentillesse pure et profonde. Par amour et respect du bonheur des autres, elle accepte de souffrir elle-même au profit de l’humanité. Seulement, l’humanité ne lui rend pas. Elle subit des injustices, semblant vouloir affronter cette cruauté alors qu’elle ne fait rien pour l’attirer. Selma se résigne à accepter son destin, car elle sait que c’est en refusant de se battre contre l’injustice que son fils pourra bénéficier de son opération. Elle se sacrifie pour lui, et il importe peu si ce qui lui arrive est juste ou non, ou si elle souffre, là n’est pas l’essentiel. Le fait de faire subir toutes les péripéties du film à un personnage qui est déjà marginal (et donc qui vit déjà et initialement de l’injustice), amplifie la persécution de ce personnage qu’on peut qualifier de “martyr”.
En effet, pendant la première partie du film, Lars von Trier met l’accent sur la vie de Selma et de son fils Gene, sur les difficultés qu’elle rencontre dues à son handicap, aux discriminations concernant ses origines… Les spectateurs développent alors une première source d’empathie pour cette femme qui a manifestement une vie compliquée, mais qui, malgré cela, arrive à toujours garder le sourire et à rester positive. Dans la seconde partie, le réalisateur fait vivre à sa protagoniste l’enfer, avec comme point de départ le vol par son voisin, en qui elle avait pourtant une totale confiance, de ses économies pour l’opération de son fils. A partir de là, la vie de Selma va dégringoler et le sort s’acharne sur elle. Von Trier joue véritablement avec l’empathie qu’il produit chez les spectateurs, tantôt leur redonnant espoir, tantôt leur rappelant que l’humanité peut se montrer horrible. Le film crée un véritable ping-pong entre espérance et injustice.
Le quotidien de Selma est donc dur et cruel, mais elle s’accorde tout de même une passion qui l’anime : les comédies musicales. L’art de la danse et du chant est ce qui redonne au monde de Selma ses couleurs. En plus de ses répétitions théâtrales, cet intérêt pour les musicals découle sur l’ensemble du film. En effet, celui-ci est ponctué des séquences chantées et dansées qui dénotent totalement de ce qu’il se passe. Ces moments sont présentés comme des rêveries de Selma qui, face à des situations stressantes et difficiles, se met à chanter et à danser pour fuir les faits, avant de revenir à la réalité. Ce sont des moments de ponctuation et de rupture qui rendent léger ce qui est pesant. C’est comme si la réalité était trop compliquée à voir en face, comme si ce qu’il se passait était à ce point traumatisant et insurmontable qu’il fallait à tout prix fuir l’évidence. Le tout est porté par la magnifique voix de la chanteuse Björk, qui sublime la gravité du réel. Contrairement aux habitudes du cinéma hollywoodien, ces séquences ne sont pas pour autant joyeuses ou optimistes. Elles sont davantage déstabilisantes, mais innovantes. Lars von Trier casse les cadres formels que nous avons l’habitude de voir pour proposer autre chose, questionnant les frontières entre les différents genres cinématographiques et qui fait prendre conscience au spectateur sa position de sujet d’un dispositif, le menant à réfléchir sur ce qu’il regarde et ce qui se présente à lui.
Lars von Trier dépeint une humanité inique, odieuse et abusive envers les plus démunis. Une humanité où nous ne pouvons plus rien faire pour la rendre meilleure, et où, peu importe la bonté dont nous faisons preuve, l’univers se retournera contre nous. Selma, personnage marginal, pauvre, handicapée, n’est absolument pas épargnée et en fait complètement les frais. Le réalisateur joue avec les émotions de ses spectateurs avant de leur donner le coup de massue à la toute fin du film, les laissant sans voix, le cœur arraché. Sur le plan technique, il amplifie cela avec sa caméra frivole et ses gros plans serrés dont je ne suis personnellement pas initialement fan, mais qui deviennent dans Dancer in the dark pertinents puisqu’ils accentuent la détresse des personnages et la tension de l’histoire, plongeant Selma dans une cascade sans autre possibilité de s’y laisser emporter.
Dancer in the Dark de Lars Von Trier, 2h19, avec Björk, Catherine Deneuve, Peter Stormare – Ressortie au cinéma le 12 juillet 2023 dans le cadre de la rétrospective Lars Von Trier, projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma