Critique | Nos héros sont morts ce soir de David Perrault | 1h37 | Par Louan Nivesse
Il y a dans Nos héros sont morts ce soir cette chaleur sourde que certains films portent avec eux, une lumière de fin de journée sur les épaules des hommes, une lumière un peu fatiguée, qui vient frapper des visages usés par le temps, par le combat, par l’histoire. David Perrault n’a pas seulement réalisé un film sur le catch et l’amitié. Il a ranimé un pan entier de la culture populaire française, une époque oubliée, une mémoire de faubourgs et de rings, de cafés enfumés et de regards bas. Il filme le Paris des années 60 comme un territoire perdu, celui d’une France ouvrière, brisée mais encore vivante, où les corps tiennent debout par habitude, où les hommes ont appris à ne pas tout dire. Le film se glisse dans cet interstice, ce temps suspendu entre la guerre d’Algérie qui ne passe pas et les révoltes de Mai 68 qui ne viennent pas encore. Un monde en veille, en attente d’un souffle nouveau, que Perrault saisit dans sa matière brute, dans son silence.
Victor revient de la guerre avec un silence ancré dans la poitrine. Simon est resté à Paris, survivant comme il peut, en montant sur le ring avec un masque blanc et une cape d’ange. Leurs retrouvailles ne sont pas spectaculaires. Elles sont simples, maladroites, pleines d’une tendresse qui ne se dit pas. Simon offre à Victor un masque, une place, un rôle dans le théâtre du catch. Mais Victor n’en veut pas. Ce qu’il désire, c’est l’effacement de la faute, l’échange des rôles, la possibilité de rejouer la vie autrement. Dans ce refus de la place assignée, il y a une révolte sourde, celle de tous ceux que la société relègue dans l’ombre sans jamais leur offrir la possibilité de se redéfinir. Le ring devient ainsi le lieu d’un affrontement plus large, celui des identités figées, des hiérarchies sociales, des traumatismes invisibles. Dans ce théâtre codé, où le public veut des bons et des méchants, Perrault injecte du trouble, une forme d’instabilité politique. Il refuse la clarté des rôles, il laisse ses personnages dériver, se chercher, tomber, se relever. Le film est traversé par une beauté grise, humble, faite de gestes retenus, de regards qui ne s’échappent pas tout à fait. On pense au cinéma italien des années 50, à Visconti quand il filme les pêcheurs dans La Terre tremble, ou à De Sica qui fait tenir toute une société sur les épaules d’un homme et de son fils dans Le Voleur de bicyclette. Il y a chez Perrault ce même goût pour les corps pleins, massifs, pour les visages qui racontent tout sans avoir besoin de mots. Denis Ménochet, bouleversant, incarne Victor avec une gravité terrienne, une densité presque animale. Il ne joue pas un rôle, il l’habite. Jean-Pierre Martins, en Simon, a la beauté des hommes qui sourient pour tenir debout, des hommes qui portent les autres sans s’en vanter. Entre eux, la relation est d’une justesse rare. Ce n’est pas une fraternité de cinéma. C’est un lien noué dans la douleur, dans l’épaule posée contre l’épaule, dans la fidélité à quelque chose qui dépasse les mots.

Les lieux aussi sont filmés avec une attention rare. Le vestiaire, la salle d’entraînement, les ruelles du quartier, les arrière-cours sont autant de territoires intimes, chargés d’une mémoire collective. On sent l’humidité des murs, l’odeur du cuir et de la sueur, les bruits étouffés des conversations murmurées derrière une porte. Le Paris de Perrault n’est pas celui des monuments. C’est celui des seuils, des marges, des endroits où les vies se jouent sans qu’on les regarde. Ce n’est pas un film de décor, c’est un film de monde. Un monde révolu, mais pas éteint. Un monde qui revient par la grâce d’un cadre, d’une lumière, d’un plan qui ne juge pas mais qui écoute. La photographie en noir et blanc n’est pas là pour faire beau. Elle est là pour inscrire les visages dans le grain du temps, pour dire l’épaisseur des choses. Le noir n’est pas là pour dramatiser. Il est là pour creuser. La lumière n’est pas là pour flatter. Elle est là pour révéler. On sent que chaque plan a été pensé comme une image à vivre, pas à admirer. Christophe Duchange, le chef opérateur, compose des tableaux qui ne cherchent pas à séduire mais à durer. Le cinéma de Perrault refuse l’esbroufe. Il préfère la fidélité. La fidélité aux gestes modestes, aux existences bancales, aux visages qui doutent. Il filme des hommes qui tombent sans bruit et qui se relèvent sans gloire. Des hommes qui se maquillent pour jouer un rôle sans y croire vraiment. Des hommes qui s’accrochent au spectacle parce que c’est tout ce qu’il leur reste.
À mesure que le récit avance, le réel se trouble. On glisse dans une forme d’onirisme discret, un rêve mal rangé dans la mémoire d’un homme qui revient de trop loin. Victor semble prisonnier de ses souvenirs, de ses peurs, de son besoin d’être enfin vu autrement. Le film devient presque mental. Les scènes se fragmentent, se répètent, s’effilochent. Un crabe se promène dans un appartement. Une femme récite Nerval. Le ring devient une scène de théâtre antique. L’épopée devient hallucination. Tout se confond. Le masque ne cache plus. Il révèle. Le rêve ne console pas. Il accuse. Le récit devient celui d’un homme qui ne sait plus s’il est vivant ou déjà un souvenir. Cette matière trouble est tenue par une rigueur de mise en scène impressionnante. Rien ne déborde. Tout est contenu. Cela crée une tension sourde, une inquiétude permanente. Le film n’explique pas. Il fait sentir. Il avance par touches, par ombres, par échos. C’est un cinéma qui fait confiance au spectateur, qui lui laisse le soin de relier les fils, de faire vivre les silences. On sent chez Perrault une grande confiance dans la force des figures. Il filme comme on écrit des visages. Il compose comme on écoute. Ce n’est pas un cinéma bavard. C’est un cinéma habité.

Il faut dire aussi que Perrault ne signe pas ici un simple hommage. Il interroge. Le catch n’est pas qu’un décor. C’est une métaphore du monde. Un monde où les rôles sont distribués à l’avance. Un monde où le gentil est blanc et souriant, et le méchant noir et silencieux. Un monde où les règles sont claires, mais fausses. En réinjectant du trouble dans ce théâtre codé, Perrault crée une fable sociale. Il parle de domination, de rédemption, de pardon. Il parle de la difficulté de changer, du regard que la société porte sur ceux qui ont chuté. C’est un film politique, au sens noble. Un film qui interroge les hiérarchies, les représentations, les mécanismes d’exclusion. Un film qui ne donne pas de leçon, mais qui creuse les blessures. Le cinéma de Perrault ne redresse pas le monde. Il l’écoute. Le titre résonne longtemps après la fin. Nos héros sont morts ce soir. Ce n’est pas une lamentation. C’est une déclaration d’amour. Les héros sont morts, oui. Mais ils ont existé. On les a vus. On les a aimés. Ils ont porté des masques, mais ils ont vécu. Le cinéma est peut-être là pour ça. Pour faire revenir les figures disparues. Pour leur offrir un dernier tour de piste. Pour dire qu’ils ont compté. Qu’ils comptent encore. Dans un monde où l’oubli guette à chaque coin de rue, David Perrault offre un refuge. Un lieu pour les visages oubliés. Un abri pour les âmes usées. Une place pour les luttes silencieuses.
| Sorti le 23 octobre 2013
