William Wyler préférait les études de personnages aux simples péripéties. Ses protagonistes dissimulent souvent une tristesse enfouie, se protégeant socialement pour éviter de se retrouver dominés. L’Obsédé est l’adaptation du roman de John Fowles The Collector (Le Collectionneur), dont il reprend les grandes lignes. À Londres, Frederick Clegg, un jeune homme solitaire et perturbé, se passionne pour la collecte de papillons. Obsédé par Miranda, une étudiante en art, il décide de la kidnapper et de la séquestrer dans une maison isolée, espérant qu’elle finira par tomber amoureuse de lui.
Les thèmes de la domination, de l’aliénation et du désir de possession sont abordés sous un angle original. Le protagoniste, atteint d’une fascination morbide, évoque Le Voyeur de Michael Powell, mais ce thriller psychologique se mue aussi en drame romantique. Clegg, sociopathe ambivalent, oscille entre compassion et froideur calculée, cherchant l’amour de sa prisonnière tout en renforçant son emprise. Bien que les trente-cinq minutes initiales du montage original aient été supprimées, cette approche hybride bénéficie d’une concision narrative remarquable. Pas de fin heureuse ni de détours narratifs sur les intentions inavouées du duo : il s’agit bel et bien d’un récit torturé.
L’introduction dévoile la routine de Clegg, capturant des papillons avant de suivre celle qu’il convoite. La caméra, placée à ses côtés dans la camionnette, se focalise sur la jeune femme vue à travers la vitre. Plusieurs plans nous distancient du malfaiteur, nous plaçant dans la rue. Il n’y a aucune identification avec le héros : un point de vue objectif est maintenu. L’endormissement de la victime, provoqué par l’usage de chloroforme, est capté en gros plan, chaque geste brutal étant souligné par un cadrage serré sur les objets. La musique, quant à elle, ajoute une touche de fantaisie étrange et lumineuse, contrastant avec la violence de l’acte. Pour Clegg, capturer ce qu’il désire – insectes ou femmes – n’a rien d’anormal.
Cette impression est renforcée lorsqu’il sort pour la première fois de la maison après avoir enfermé Miranda, sautillant de joie. Son rêve est absolu, tandis qu’un enfer se joue dans la cave, baignée d’une lueur rouge rappelant les œuvres de Mario Bava. Toute la volonté sociale de cet employé de banque, moqué par ses collègues, semble « fantastique ». Les commodités de la chambre, censées être dédiées à celle qu’il pense aimer, paraissent factices, et l’endroit est sale. L’intimité recherchée relève en réalité d’un fantasme sans équivoque. Un jeu de dupes s’installe entre les deux, les manœuvres stratégiques se reproduisant après chaque moment de gentillesse.
S’il cherche à établir un lien spécial avec elle, celui-ci ne s’exprime que par des plans rapprochés, où l’un des deux est toujours dans le rôle du dominé ou du dominant. Wyler abordait déjà les rapports de force de cette manière dans La Rumeur, utilisant l’architecture – escaliers, chambres – pour soutenir les jeux de pouvoir. La mise en scène devient plus classique lorsque le couple n’est plus à l’écran, les deux personnages ne prenant véritablement corps que lorsqu’ils sont seuls dans une pièce. La frustration du malade s’exprime ainsi, incapable de percevoir que chacune de ses tentatives échoue en son absence.
Pourtant, l’emprisonnement physique et psychologique de la captive n’est pas pleinement ressenti. Le confinement s’assouplit au fil du film, Clegg cherchant à forcer une connexion avec Miranda, sans vraiment le vouloir. Des échanges se créent : corps en contact, dialogues renouvelés par des concessions mutuelles, débats sur la substance nourrissant l’art (peinture, littérature). Clegg, ayant hérité d’une fortune par un pari, n’y accorde que peu d’importance. Les transactions sont simples avec lui, tant qu’elles réussissent. Mais lorsque le dialogue ne lui convient plus, le respect disparaît, et Miranda le confronte à sa propre médiocrité. Un flashback illustre sa première douleur : être rejeté socialement, méprisé par tous.
Les promesses ne sont tenues ni par l’un ni par l’autre : la lettre aux parents de Miranda ne sera jamais envoyée, et le mariage n’a jamais été envisagé par la jeune femme. Terence Stamp et Samantha Eggar incarnent brillamment ces jeux ambivalents. Ils s’observent souvent à distance, cherchant méticuleusement les faiblesses et atouts de l’autre. Si Miranda est une prisonnière de fait, Clegg est lui-même enfermé dans son labyrinthe mental, répétant chaque matin le même trajet. Le procédé Technicolor met en lumière la fixité des objets abstraits et inutiles, ainsi que la pâleur des visages, sauvés uniquement par la vigueur des regards.
Wyler s’intéresse aux trajectoires séparant ses personnages, matérialisant leur divorce constant. Lorsque leurs corps se touchent, l’obstacle devient émotionnel. Clegg perd le contrôle, son regard se vide de sens, tandis que Miranda, prenant confiance à force de répétitions, apprend à le manipuler. Une tension sexuelle s’installe, marquée par une hésitation suivie de gifles, initiant le début d’un acte sexuel. L’écriture convoque l’image de la créature de Frankenstein, dépossédée des moyens de communication. Paradoxalement, Clegg revient ensuite à des méthodes de torture psychologique, laissant penser le contraire.
Bien qu’il prétende vouloir connaître Miranda, le criminel tombe dans son propre piège. Au fil du temps, la confrontation par le dialogue s’épuise, et la projection mentale de Clegg sur l’étudiante s’effondre. Il devient un Holden Caulfield, personnage de L’Attrape-cœurs, livre que Miranda lui prête pour lui faire prendre conscience de sa solitude. Mais le ravisseur n’a jamais voulu être un sujet d’étude, manquant de reconnaissance. Cette frustration éclate lorsqu’elle découvre sa collection de papillons : Clegg s’affiche fièrement, espérant susciter un quelconque intérêt. Au lieu de cela, Miranda le renvoie à sa condition de tortionnaire. Lors d’un bref instant, l’écoulement de l’eau de la baignoire interrompt son habitude rigide, soulignant sa perte de contrôle.
Pour éviter la comparaison avec Hitchcock, Wyler refusa la partition de Bernard Herrmann, préférant celle de Maurice Jarre. Sa composition alterne entre mélodies furtives et envolées douces, modulant l’atmosphère. Aux couleurs vives de l’introduction, succède une partie en huis clos, sans éclat, où le jour se fait rare. Cette relation trouble, où les frontières entre la victime et son bourreau se brouillent, mène inéluctablement à une rupture définitive. Les manipulations de Clegg et la résistance désespérée de Miranda les entraînent dans une spirale destructrice, où l’illusion d’un lien possible s’effondre. Ce face-à-face malsain scelle leur séparation irréversible.
“And dead means gone forever,” exprime la voix off attristée du narrateur. Une minute plus tard, le ton cynique est de retour : ce n’est pas sa faute. Elle n’a eu que ce qu’elle a demandé, les espoirs étaient trop grands pour la faire évoluer. Une obsession est morte. Wyler ne dévie pas du portrait de fou malade, concluant sur un retour aux vieilles habitudes. La camionnette redémarre, et l’attention se focalise sur une nouvelle proie, cette fois plus ordinaire. Passagers, nous y retournons.
L’Obsédé de William Wyler, 1h59, avec Terence Stamp, Samantha Eggar, Mona Washbourne, sorti le 3 septembre 1965 – Disponible en V.O.D, DVD & Blu-ray