L’essence même de la signification cinématographique repose souvent sur des artifices stylistiques déconcertants et intentionnels. Ainsi s’ouvre le débat sur Les Anges déchus, une œuvre où Wong Kar-Wai et son complice Christopher Doyle à la photographie, tissent une toile visuelle juxtaposant le scellé hermétique d’un environnement urbain à l’expansivité écrasante de l’espace. Ce film, au-delà de la simple représentation de l’horizon hongkongais, plonge dans les histoires entrelacées de “partenaires”, naviguant dans un labyrinthe d’existences éphémères. L’essence de ces relations, qu’elles soient romantiques, professionnelles, ou hybrides, se noie dans une esthétique psychédélique, créant ainsi une atmosphère troublante où la clarté narrative semble intentionnellement éclipsée.
Comparé à ses œuvres ultérieures, Les Anges déchus offre un aperçu de la métamorphose stylistique du cinéaste. Il s’agit d’un jalon significatif, marquant un changement d’orientation dans son exploration artistique. Si ses œuvres précédentes ont souvent exploré des portraits de personnages libres, celle-ci témoigne d’une rétrospective et d’une introspection. Wong semble chercher une nouvelle direction artistique, s’éloignant des tableaux de liberté pour explorer le désir de stabilité et la réflexion sur ses propres thèmes préexistants. Au cœur réside une exploration sensorielle de Hong Kong la nuit. L’utilisation magistrale des éléments urbains, des arcades aux métros, illustre une dichotomie saisissante : la dualité romantique et cauchemardesque de la métropole. La ville devient un personnage à part entière, oscillant entre le site de l’aventure et celui de la désolation. L’urbain nocturne, capturé avec une maîtrise technique remarquable, révèle la solitude, le désir et l’obsession, offrant une toile de fond riche pour les évolutions des personnages.
Chaque personnage est une étude approfondie de l’humain en proie à la déconnexion. Du tueur froid et solitaire au muet excentrique, tous parcourent un cheminement physique et émotionnel. Leur isolement et leur aliénation sont le fil conducteur, illustrant l’absence de racines dans un paysage urbain devenu le symbole de leur déracinement. Les interactions, parfois absurdes, s’intègrent dans une narration non-linéaire, reflétant l’aliénation et le désespoir au cœur de cette mosaïque humaine. La narration dévie ainsi des conventions pour présenter des moments uniques, entrelaçant la désillusion, l’amour perdu et l’errance urbaine. Le réalisateur défie les attentes du public en explorant des flashbacks fragmentés et ces récits non-linéaires, créant une expérience déconcertante mais captivante. Ces rencontres, souvent énigmatiques, s’insèrent dans un tableau plus vaste d’aliénation et de désespoir, offrant des instants de poésie au sein de cette désolation urbaine.
À travers Les Anges déchus, Wong explore des thèmes omniprésents dans son œuvre : la poursuite de l’absolu. Il plonge dans les pensées intérieures de ses personnages, exprimant leur désir de connexion au sein d’une métropole désincarnée. L’esthétique visuelle, conjuguant réalisme et poésie, capture la mélancolie de ces existences errantes, offrant une vision à la fois captivante et déchirante de la vie urbaine. La conclusion laisse alors les destins des personnages en suspens, suspendus à un fil ténu d’incertitude. Cette fin ambiguë, bien que laissant les portes ouvertes à diverses interprétations, confère une profondeur émotionnelle et thématique à cette incertitude finale. Wong Kar-Wai opte pour une fin ouverte, invitant le public à une contemplation continue sur l’âme humaine et son éventuelle quête de connexion au sein d’une cité énigmatique.
Au-delà de sa surface visuelle assurément esthétisée, Les Anges déchus se révèle être un témoignage crucial dans la filmographie de Wong Kar-Wai. Cette exploration stylistique intense préfigure une évolution artistique, marquant une transition vers une maturité créative. L’ange coupe ses ailes pour être libre d’aller de l’avant, et faut bien croire que nous ne sommes pas déchus. Haut du formulaire.
Les Anges déchus de Wong Kar-Wai, 1h36, avec Charlie Yeung, Takeshi Kaneshiro, Leon Lai – Ressortie au cinéma le 20 décembre 2023