Récemment, j’ai plongé dans la lecture de La prochaine fois, le feu de James Baldwin, un ouvrage qui m’a conduit à redécouvrir le documentaire I Am Not Your Negro de Raoul Peck. Auparavant, mon seul contact avec Baldwin se limitait à La Chambre de Giovanni, qui m’avait révélé sa puissance narrative en tant que romancier. Toutefois, je suis convaincu que La prochaine fois, le feu transcende cette œuvre en dévoilant encore plus intensément la verve de Baldwin. Il y dépeint avec une acuité saisissante comment l’insécurité des Blancs et le racisme qu’ils ont enraciné aux États-Unis, puis exporté au monde entier, y compris en France, imprègnent et affectent la conscience noire. La capacité de Baldwin à atteindre des publics autrement inaccessibles grâce à la publication de La prochaine fois, le feu en 1963 était incroyable, que ces publics acceptent ou non les observations de Baldwin sur les Blancs (la plupart des critiques ne les ont pas acceptées). Cependant, pour comprendre pleinement Baldwin et son impact en tant qu’écrivain à son époque, il faut aussi le considérer en tant que figure publique. I Am Not Your Negro de Peck fait exactement cela, car le documentaire utilise les engagements de Baldwin avec le public et les médias comme moyens de mieux comprendre son œuvre.
Le documentaire de Raoul Peck, I Am Not Your Negro, s’inspire du manuscrit inachevé de James Baldwin, Remember This House. Ce projet ambitieux devait rendre hommage aux figures emblématiques des droits civiques : Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King Jr. À travers des passages de livres et d’essais, dont Le diable trouve à faire, Baldwin y médite sur la race et le mythe de l’innocence blanche. Hélas, Baldwin n’a pu rédiger que trente pages de Remember This House avant son décès en 1987. James Baldwin, essayiste, romancier, dramaturge, poète et activiste, a consacré son œuvre à mettre en lumière les enjeux raciaux et sociaux au cœur de l’expérience noire en Amérique. Bien que son influence soit immense, ses écrits ne figurent pas souvent dans les programmes scolaires, à la différence de ceux de ses contemporains blancs.
Une grande partie des scènes les plus saisissantes du film se compose de séquences entrecoupées de violences policières dirigées contre les Noirs, tant dans les années 1960 qu’à notre époque. Peck juxtapose notamment la célèbre vidéo de Rodney King, brutalement battu par des officiers blancs du LAPD. Baldwin intègre dans ses réflexions la banalisation et la distorsion des explications structurelles derrière la violence, entretenues par des émissions de talk-show sensationnalistes et la presse grand public. Narré par Samuel L. Jackson, I Am Not Your Negro n’est pas simplement un documentaire sur le racisme et Baldwin. Il révèle les schémas complexes de notre histoire qui dénient sans cesse l’humanité noire et perpétuent les efforts des Blancs pour se dérober à leur complicité dans l’oppression systématique.
En plus de faire écho aux messages de Baldwin, I Am Not Your Negro inscrit son œuvre dans le contexte historique qui l’entoure, soulignant que les décès de Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King Jr. se produisent à cinq ans d’intervalle. Leurs assassinats n’ont pas suscité la réaction de l’Amérique blanche qu’ils auraient dû. Les luttes et les sacrifices de ces hommes reposent également sur la nécessité pour les Américains blancs de se remettre en question et de s’engager dans une réflexion profonde. Baldwin, avec une lucidité tranchante, déclarait : “Vous m’avez toujours dit ‘Ça prend du temps.’ Cela a pris le temps de mon père, le temps de ma mère, le temps de mon oncle, le temps de mes frères et de mes sœurs. Combien de temps voulez-vous pour votre progrès ?” Cette citation célèbre rappelle que le temps passé ne peut justifier l’inaction et l’indifférence face à l’injustice.
Peck conclut que malgré la laideur du passé, qui met à nu les fondements d’un pays miné par l’oppression des autres, et malgré la difficulté de continuer à avancer, le changement est encore possible. Ce changement ne peut survenir que si les Blancs peuvent comprendre leur pays comme le fait Baldwin, non pas simplement en retraçant des mots vides et des promesses à court terme, ce qui fait souvent plus de mal que de bien. Cependant, la thèse ultime de Peck reste prudemment optimiste, car au cœur de l’appel au changement de Baldwin se trouve l’amour. Comme Baldwin le dit à son neveu dans La prochaine fois, le feu, alors que les Blancs continuent d’être “piégés dans une histoire qu’ils ne comprennent pas,” “tu dois les accepter [les Blancs] et les accepter avec amour.” Comme le concluent à la fois I Am Not Your Negro de Peck et Baldwin, la guérison ne peut venir que de l’amour et du désir de celui-ci.
Les observations de Baldwin se révèlent malheureusement intemporelles, comme en témoignent les affaires Georges Floyd et Nahel, ou plus généralement les violences policières exacerbées dans les contextes où des gouvernements (d’extrême) droite méprisent les classes populaires en quête de justice. À ce titre, le documentaire Un pays qui se tient sage de David Dufresne est particulièrement pertinent. Ainsi, ce dimanche 7 juillet, apprenez à aimer ce que l’extrême droite désigne comme votre ennemi. La véritable insécurité réside dans les politiques qui cherchent à diviser les hommes, à semer la peur avec des menaces éloignées de notre quotidien et à désigner des boucs émissaires sans fondement. Faites le bon choix. Comme vos grands-parents ont su le faire, comme vos oncles ont su le faire, comme vos parents ont su le faire, et comme beaucoup de gens s’apprêtent à le faire aujourd’hui : faisons barrage à l’extrême droite.
I Am Not Your Negro de Raoul Peck, 1h34, documentaire avec Samuel L. Jackson – Au cinéma le 10 mai 2017 et disponible sur MyCanal