Critique | Déménagement de Shinji Sômai | 2h04 | Par William Carlier
S’inscrivant dans le sillage du shōshimin-eiga – ce « théâtre » néo-réaliste japonais centré sur la vie quotidienne des classes moyennes –, Déménagement de Shinji Sōmai s’impose comme une œuvre d’une grâce mélancolique, traversée par le refus obstiné d’une fillette à accepter le divorce de ses parents. Héritier discret d’Ozu et de Naruse, Sōmai réinvente le genre avec une délicatesse toute personnelle, en livrant un film à la fois doux, rageur et poétiquement déroutant. Pour la première fois en salles, l’œuvre bénéficie de la restauration patiente du Festival de Venise 2023, offrant au public occidental une chance précieuse de (re)découvrir cette perle rare du cinéma japonais des années 1990.
C’est le regard de l’enfance qui irrigue le film : celui de la jeune Ren, ballottée entre deux mondes, deux foyers, deux solitudes. Sōmai filme cette errance affective avec une attention presque tactile, suivant la jeune fille au plus près, caméra portée, comme si l’image elle-même tentait de maintenir l’équilibre fragile d’un corps en révolte. Parfois, un plan-séquence épouse ses hésitations, sa colère, ses élans instinctifs – autant de gestes bruts qui échappent au langage des adultes. Au-delà de son refus initial, Ren amorce peu à peu une prise de conscience. À travers le regard qu’elle porte sur les autres – enfants en apprentissage, vieillards endeuillés – elle commence à saisir l’amplitude de la perte, cette chose qui déborde les disputes domestiques pour toucher à une vérité plus vaste : l’inéluctable désaccord entre les générations, le désarroi des adultes eux-mêmes. Le film progresse ainsi par glissements subtils, par tensions souterraines : l’enfant réagit avant de comprendre, agit avant de penser. Sa violence est celle d’un cœur heurté par l’impossibilité de préserver l’unité. La mise en scène de Sōmai, souple et fluide, refuse toute forme de hiérarchisation entre les âges. Ce n’est pas l’enfant contre les parents, ni les parents contre eux-mêmes, mais le foyer tout entier qui se délite, comme une structure dont les fondations n’ont pas su résister au réel. Dès la première scène – un dîner silencieux, lourd d’un non-dit –, le ton est donné. Les mots sont là, quelque part, mais ils n’arrivent plus à franchir la gorge. La ville, filmée avec un mélange de naturalisme et de rêverie, devient le prolongement de cet écartèlement. L’espace urbain se transforme en terrain d’émancipation. Ren y erre, s’y perd, s’y retrouve, selon sa propre logique. Elle choisit qui rencontrer, qui ignorer, comme si elle cherchait à redéfinir les termes mêmes de l’attachement. Elle tente de négocier le monde en dehors de toute autorité verticale.

Le film culmine dans une scène onirique, celle d’une cérémonie imaginaire, en pleine mer, où l’enfant ne fuit plus, mais observe l’effondrement du monde qu’elle refusait jusqu’alors de voir s’écrouler. Ce moment suspendu condense tout ce que le film cherche à dire : qu’un déménagement n’est pas qu’un déplacement géographique, mais une mue intérieure, un glissement douloureux d’un âge à un autre, d’un mode de vie à un autre. Il faut abandonner la part de soi qui refuse d’évoluer, mais sans jamais perdre ce qui rendait l’enfance précieuse – soit la capacité à éprouver, à désirer, à rêver. À cet égard, Déménagement dialogue secrètement avec Typhoon Club (1985), où Sōmai filmait déjà la fureur contenue de l’adolescence, prête à éclater, prête à tout brûler. Mais là où les adolescents de Typhoon Club finissent seuls, en larmes, sous la pluie, les yeux tournés vers une ville indifférente, Déménagement choisit une autre forme de solitude : celle d’un regard d’enfant qui ne fuit plus mais qui accepte. Le déséquilibre devient connaissance. Si le film conserve une exigence de réalisme, il dérive par moments vers un symbolisme plus prononcé – l’apparition d’un double enfant, notamment, frôle l’inutile, tant les autres signes poétiques (feu, cendres, éléments naturels) suffisent à exprimer la déflagration intérieure. Néanmoins, il serait dommage d’en faire le reproche. Ces figures, même superflues, témoignent de l’effort du cinéma à traduire l’indicible – cette zone obscure où l’enfant vacille, s’égare, tente de devenir quelqu’un d’autre sans se trahir.
| Au cinéma le 25 octobre 2023
