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Bonjour tristesse | L’âge fragile

Réalisé par Otto Preminger, Bonjour tristesse occupe une place singulière dans la vaste filmographie du cinéaste américain, oscillant entre le coming-of-age movie et le drame tragique. Peu enclin à retranscrire des intrigues conventionnelles, Preminger s’empare du roman de Françoise Sagan, qui fit scandale à sa parution. Bien que distinct de l’adaptation de Lolita par Kubrick (1962), il est difficile de ne pas établir un parallèle entre les deux films, tant leur représentation de la jeunesse féminine traduit un constat à la fois simple et troublant : la tentation mène à des conséquences graves, qui échappent pourtant en partie à notre propre volonté.

Le personnage de Cécile, incarné par Jean Seberg, est une jeune fille qui grandit dans l’opulence. Son père, Raymond, enchaîne les maîtresses et se soucie peu de son éducation. Pourtant, il l’aime plus que toutes les autres femmes, lui apporte son réconfort et tolère ses frivolités ainsi que ses dépenses inconsidérées. Lorsque son ancienne maîtresse refait surface, il est mis à l’épreuve. Cécile pense à son bonheur avant d’envisager l’impact que cette relation pourrait avoir sur sa propre vie, si cette femme venait à s’y ancrer définitivement. Ce dilemme moral est compréhensible : pour Cécile, il est difficile de renoncer à son mode de vie et à ses habitudes sociales. Confrontée à un modèle de femme incarnant la rigueur et l’élégance, elle en est jalouse sans même en avoir conscience : elle possède son père, influence ses décisions et restreint sa liberté.

À ce titre, Preminger exploite le flashback en Technicolor pour contraster habilement avec le présent en noir et blanc, où la jeune fille exprime des regrets qui la hantent. Ce procédé narratif, cher au cinéaste, confère une intensité dramatique supplémentaire aux monologues en voix off de Seberg, dont la tonalité contraste avec celle de son personnage, haut en couleurs. Cécile paraît plus fragile, le regard perdu dans la foule, elle qui se montrait si libre, spontanée et imprudente. Ce décalage poignant illustre le poids du temps qui la bouleverse encore, tandis qu’elle s’interroge sur le ressenti de son père face au passé. Lui-même semble impassible, mais peut-être simplement parce que ses pensées restent impénétrables, inexprimées.

La jeunesse seule, donc, pour livrer un récit tragique, comme Preminger sait si bien le faire. Le souvenir pourrait sembler nostalgique, mais il agit plutôt comme un moment de vie dont Cécile ne parvient toujours pas à s’extraire. À la manière des films de Joseph L. Mankiewicz, notamment dans son usage du flashback, Bonjour tristesse conserve peu des éléments sulfureux du roman original, préférant explorer les tourments de l’adolescence. Égocentrique sans en avoir conscience, Cécile se dresse contre Anne, qui, elle, fait preuve de lucidité et de bienveillance, rigoureuse et disciplinée. Les deux actrices livrent des performances sublimes : Deborah Kerr, tout juste sortie des Innocents (1961), et Jean Seberg, sublimées par la mise en scène de Preminger. Celui-ci n’hésite pas à les filmer en plans rapprochés lors de leurs échanges, tout en instaurant une distance lorsqu’il le faut. Si proches, et pourtant si éloignées.

Dans un lent travelling avant, Preminger fixe progressivement le visage de Seberg face au miroir, en guise de conclusion. Lorsque son père quitte la pièce, les larmes de la jeune femme prennent tout leur sens à l’écoute de ses pensées. Elle qui n’a rien oublié aimerait pouvoir réparer ses erreurs. Elle s’interroge encore : son père y pense-t-il, lui aussi ? Son expression nous le dit, tandis que la voix de Juliette Gréco s’élève de nouveau. La tristesse, c’est peut-être cela, l’âge adulte. Il n’y a pas de hauts sans bas, ni de bonheur sans tristesse déjà éprouvée.