Le cinéma philippin de patrimoine connaît, depuis quelques années, une véritable renaissance chez les cinéphiles, grâce au travail d’éditeurs tels que Le Chat qui Fume ou, surtout, Carlotta Films. Ces derniers ont ressorti nombre de films de réalisateurs majeurs comme Mike De Leon et Lino Brocka. De ce dernier, on redécouvre Bona, une œuvre quasi invisible depuis 40 ans, restaurée pour l’occasion. L’intrigue suit une jeune fille de classe moyenne, admiratrice de Gardo, un acteur de films à petits budgets. Elle abandonne ses études pour s’installer chez lui, persuadée de vivre l’histoire d’amour dont elle rêve. Phillip Salvador incarne Gardo avec une arrogance parfaite, tandis que le choix de Nora Aunor pour le rôle-titre, Bona, se révèle fascinant.
À l’époque, Nora Aunor débutait dans le cinéma, mais elle était surtout célèbre pour sa carrière de chanteuse, et ses fans lui vouaient une admiration parfois excessive, à l’image du personnage qu’elle incarne. On la voit au début suivre Gardo partout, sur les plateaux de tournage, lui apportant à manger au lieu de se rendre en cours. Progressivement, elle s’installe chez lui, croyant que cette proximité favorisera l’éclosion de l’amour tant espéré. Mais en se dévouant ainsi, elle finit par s’oublier totalement. Dès la scène d’ouverture, où Lino Brocka établit un parallèle entre une foule d’adorateurs lors d’une procession religieuse et les fans (dont Bona) assistant au tournage de Gardo, on comprend que l’adoration aveugle est au cœur du propos.
Bona, aveuglée par l’amour qu’elle porte à Gardo, sombre dans une aliénation totale. Elle devient non pas sa compagne, mais sa domestique, voire sa nourrice, tant cet homme rustre dépend d’elle. Pire encore, elle doit endurer un défilé de conquêtes, certaines particulièrement exubérantes, tandis qu’elle reste à l’arrière-plan, à son service. Une des séquences les plus marquantes est celle où Gardo rentre avec une femme et offre à Bona des cadeaux d’anniversaire qu’il n’a même pas choisis, pour ensuite passer la soirée à flirter avec son rencard. Le plan où Bona se retrouve, littéralement, entre les deux tourtereaux, tenant la chandelle, symbolise le rôle secondaire qu’elle joue dans sa propre vie.
Le seul moment où Bona semble s’épanouir survient lors d’une soirée après un mariage, en l’absence de Gardo. Elle danse autour d’un feu de joie avec les autres convives. Une fois de plus, Lino Brocka capte avec justesse les conditions de vie dans un bidonville, sans misérabilisme, tout en livrant un portrait de femme bouleversant, en écho à son chef-d’œuvre Insiang sorti quatre ans plus tôt. Comme ce dernier, Bona ne laisse aucune véritable issue à son héroïne, qui finit littéralement poussée à bout.
Bona de Lino Brocka, 1h28, avec Nora Aunor, Marissa Delgado, Philip Salvador – Au cinéma le 25 septembre 2024