Critique | Mission : Impossible – The Final Reckoning de Christopher McQuarrie | 2h50 | Par William Carlier
À mesure que le blockbuster américain se referme sur ses propres automatismes, que les grandes franchises s’érigent en mausolées de leur propre grandeur, Mission : Impossible – The Final Reckoning en devient le symptôme. Ce n’est plus tant un film qu’un alignement d’obligations industrielles, de figures imposées et de slogans recyclés. Christopher McQuarrie, devenu le scribe fidèle de Tom Cruise, est un opérateur de transition : un artisan docile, sans voix propre, chargé d’assurer la continuité d’une machine qui ne vit que pour elle-même. À la logique du cinéaste s’est substituée celle du gestionnaire de parc d’attractions. La mise en scène devient gestion du risque, et l’écriture, administration du passé. Là où le cinéma d’action, dans les premiers volets de la franchise, pouvait encore cristalliser une tension formelle — on pense à la scène de Langley dans le premier film, ce ballet muet suspendu entre deux capteurs, où chaque mouvement engageait la vie même du héros —, il ne reste aujourd’hui qu’une succession de gestes désamorcés, minutés au millimètre et privés de nécessité intérieure. Chaque cascade devient une clause de contrat, chaque séquence, un artefact de mise en scène sans prise sur le réel. Ce que l’on regarde, au fond, c’est l’image elle-même regardée par Tom Cruise : un dispositif de contrôle, où le héros veille non plus sur le monde, mais sur son propre récit.

Ce dernier Mission : Impossible nous fait part d’une ultime bataille technologique, alors qu’il n’est, au fond, qu’un simulacre désincarné. Dans l’opus précédent — Dead Reckoning — l’Entité possédait encore une consistance dramatique : elle imitait des voix, prenait le contrôle de systèmes, déjouait les plans par des surgissements imprévus. Elle pesait sur l’action par son omniprésence invisible, tissant un climat d’incertitude et de suspicion. Ici, elle disparaît presque entièrement. Réduite à quelques lignes de dialogue, elle devient une idée vague, un mot creux censé désigner la guerre de l’information ou les manipulations numériques, sans jamais influer réellement sur le récit. Il y avait pourtant là une piste intéressante : faire de l’IA la nouvelle bombe atomique, une menace planétaire dont l’activation pourrait reconfigurer les rapports de force géopolitiques et humains. Mais cet axe n’intéresse visiblement pas McQuarrie, qui le relègue au second plan au profit d’un moteur scénaristique usé jusqu’à la corde : la course au MacGuffin. Tout tourne autour de la clé, ce double artefact mystique et abscons, dont on finit par ne plus trop savoir ce qu’il ouvre, sinon un « coffre » narratif vide. Gabriel (Esai Morales), censé incarner le visage humain de l’Entité, souffre du même traitement : silhouette lisse, motivations opaques, et présence constamment neutralisée par une écriture qui ne sait jamais quoi en faire. Ni double d’Ethan, ni véritable interface avec la machine, il flotte sans impact, jusqu’à sa mort grotesque, parachutée depuis un biplan. L’antagonisme, pourtant essentiel dans la grammaire de la saga, se dissout ici dans l’abstraction et l’indifférence. Notre regard est happé par une succession de séquences convenues, où le sens se dilue dans un montage haché, qui multiplie flashbacks et flashforwards. Ce jeu temporel maladroit ne fait que fragmenter l’attention et rappeler avec insistance la saga passée, comme si le film lui-même ne pouvait se défendre qu’en convoquant ses glorieux antécédents.
Cette nostalgie autoréférentielle trouve son prolongement naturel dans la figure d’Ethan Hunt, qui n’est plus un agent tourmenté, mais la pure extension médiatique de Tom Cruise — ce titan du star system hollywoodien qui s’impose moins comme acteur que comme marque omniprésente. À l’instar d’un Schwarzenegger ou d’un Stallone dans leur âge d’or, Cruise est devenu une icône-monolithe, un produit calibré pour nourrir sans fin sa propre légende. Ce n’est plus l’homme qui joue un rôle, mais le rôle qui se résume à l’image d’un homme, répétée à l’infini jusqu’à l’aliénation totale, telle une « star machine », pour reprendre les termes de Richard Dyer. Hollywood ne souhaite plus créer de figures complexes ; il recycle des avatars publicitaires strictement conçus pour rassurer un public infantile et conservateur. Cette starification excessive, reflet d’une industrie obsédée par la maîtrise et le contrôle de ses franchises, étrangle toute tentative d’incarnation véritable.

Et pourtant, dans ce chaos formel, il arrive que surgissent des moments de cinéma. La plongée sous-marine d’Ethan Hunt semble ainsi brièvement rompre la monotonie. Peut-être parce qu’elle perturbe le rythme et isole un espace-temps resserré, où le corps, le décor et la temporalité redeviennent lisibles. Le jeu sur la pression croissante, l’oxygène compté et les mouvements ralentis produit une tension qui s’appuie sur l’économie du geste, plutôt que sur l’abondance d’effets. Cette séquence retrouve quelque chose de tangible : l’épaisseur d’un moment dans l’épreuve physique. Mais ce moment suspendu, précisément parce qu’il respire à contretemps, apparaît comme un fragment isolé. Il ne s’inscrit jamais dans une logique dramatique plus vaste, ne relance ni l’enjeu narratif, ni le parcours du personnage. Comme d’autres éclats du film, il fonctionne en vase clos, symptomatique d’une œuvre qui juxtapose les morceaux de bravoure sans jamais parvenir à les faire dialoguer. La scène captive moins par son insertion dans un tout que par le silence qu’elle semble opposer à l’agitation générale.
C’est précisément cette incapacité à construire une continuité organique qui inscrit The Final Reckoning dans une tendance plus large : celle des franchises majeures qui naviguent sans boussole, oscillant entre un hommage forcé à leur propre légende et une peur viscérale de s’aventurer hors des sentiers battus. À l’instar de Star Wars, épisode IX : L’Ascension de Skywalker, le film semble avant tout conçu pour capitaliser sur la nostalgie et le prestige accumulé, sacrifiant la cohérence et la singularité artistique sur l’autel du succès commercial. Cette production se dérobe à elle-même, en ce qu’elle se prétend conclusion épique, alors qu’elle s’abandonne à une mécanique industrielle sans âme — un tour de passe-passe digital où le spectaculaire finit par étouffer l’humain. Elle illustre cruellement les limites d’un cinéma contemporain incapable de conjuguer spectacle et pensée, illusion et vérité, au moment même où le monde qu’elle prétend raconter devient plus complexe et incertain que jamais.
| Au cinéma le 21 mai 2025
