Actu | Mad Japan en 3 Films distribué par Carlotta Films | Par Louan Nivesse avec l’aide de Vincent Pelisse et Alexeï Paire
Le vent marin gifle les falaises, des vagues s’écrasent comme des assauts répétés, et sous la surface, une silhouette fend les eaux. Migiwa Saeki nage, danse avec les courants, sa chevelure flottant comme des algues noires. Mais sous cette grâce aquatique, la vengeance fermente. La mer a vu son mari mourir, exécuté pour avoir osé s’opposer à un projet immobilier dans leur petit village de pêcheurs. Alors elle regarde, complice silencieuse, pendant que Migiwa se transforme en spectre de justice, sirène vengeresse à la rage contenue.
Avant Evil Dead Trap, bobine désormais culte entre le slasher et le body horror, Toshiharu Ikeda avait déjà été remarqué avec Angel Guts, mais aussi avec La Vengeance de la Sirène en 1984. Il installe minutieusement une atmosphère mystique autour de la mer et de sa protagoniste, la filmant véritablement comme une sirène lors des scènes de nage ou de pêche sous-marine, sublimées par la bande-son douce et éthérée de Toshiyuki Honda. Si le long-métrage s’ancre dans un certain réalisme (intrigue mafieuse, violence brute et érotisme cru), la façon de représenter Migiwa à l’écran (superbement incarnée par Mari Shirato) confère des atouts surnaturels à sa vengeance. Celle-ci explose dans un déferlement de rage et de sang lors d’un long climax sur un pont, rappelant le final de La Rage du Tigre de Chang Cheh. Un long-métrage qui joue des codes des plus célèbres films d’exploitation de l’époque, mais qui se distingue par une ambiance poétique, contemplative, et presque onirique, avant d’offrir un dernier acte d’une violence inouïe. Aujourd’hui encore, alors que Tokyo continue son écrasante verticalité, rongeant des quartiers entiers, on entend l’écho du cri de Migiwa dans chaque coin sacrifié aux promoteurs.
Une autre maison, un autre cadre, mais la même implosion. Une résidence de banlieue, parfaite en apparence. Un père modèle, une mère effacée, un fils studieux, une fille rêveuse. Tout est en ordre, jusqu’à ce que le grand-père franchisse le seuil. Crazy Family de Sogo Ishii prend alors des allures de cauchemar domestique où chaque pièce devient une prison. La pression sociale suinte des murs. Le père, consumé par l’obsession de la réussite, creuse un trou en plein milieu du salon comme pour agrandir son univers… mais plus il creuse, plus tout s’effondre. Ishii, maître du chaos filmé, propulse ses personnages dans un délire absurde où la famille n’est plus un refuge, mais un champ de bataille. Une vision qui trouve une résonance troublante aujourd’hui, où le surmenage et l’explosion des burn-outs familiaux transforment parfois les foyers en huis clos anxiogènes.
Et puis, il y a ce rictus. Un sourire fendu jusqu’aux oreilles, tailladé dans la chair comme un masque de théâtre grotesque. Ichi the Killer c’est une agression sensorielle, un vortex de violence qui broie ses spectateurs. Takashi Miike ne cherche pas à flatter, il ne propose pas de catharsis : il expose. Il filme Tokyo comme un abattoir, où les bourreaux sont eux-mêmes des pantins désarticulés. Ichi, enfant brisé devenu machine à tuer, est manipulé, excité, jeté sur ses proies. Kakihara, son adversaire sadomasochiste, lui, ne cherche pas la survie mais l’exaltation de la souffrance. Et nous, dans tout ça ? Nous regardons. Nous ne détournons pas les yeux. Parce que derrière la gerbe de sang et l’absurde comédie macabre, c’est une société rongée par la violence latente que dissèque Miike. Celle qui s’infiltre dans les recoins sombres, celle qui se cache sous le vernis lisse des villes ultra-modernes. On pourrait croire que tout cela est exagéré, que ce n’est que du cinéma. Mais il suffit d’observer le Japon d’aujourd’hui : la montée des crimes sans mobile, la solitude extrême, l’ultra-hiérarchisation où chaque individu est enfermé dans un rôle. La violence de Ichi the Killer est une métaphore déguisée en cauchemar coloré.
Trois films, trois visions du Japon qui se heurtent et s’entrechoquent. La mer qui engloutit, la maison qui enferme, la ville qui dévore. Pourquoi découvrir ces films aujourd’hui ? Parce qu’ils sont plus vivants que jamais. Parce que sous leurs excès, ils parlent d’un monde qui continue de s’effondrer sous nos yeux. Parce qu’en les regardant, on ne se contente pas de voir : on ressent, on suffoque, on brûle. Et dans ce brasier, peut-être, un éclat de vérité.
| Au cinéma le 05 février 2025
