Critique | Les Filles désir de Prïncia Car | 1h33 | Par Louan Nivesse
L’un des premiers plans montre un terrain vague baigné d’une lumière blanche qui ne réchauffe pas mais plombe l’air. Une clarté méditerranéenne sans tendresse, presque abrasive, au milieu de laquelle Omar (Housam Mohamed) avance entouré de sa bande, absorbé dans une circulation sonore faite de rires, de gestes, de voix qui s’appellent et se répondent. L’image se construit comme une cartographie immédiate, où la centralité des corps masculins structure le cadre et impose un ordre de parole tandis que les filles restent en lisière, parfois floues, parfois absentes, assignées à la périphérie du regard. Cette organisation, qui pourrait sembler mimétique ou simplement documentaire, agit comme une première proposition formelle : ici, ce sont les garçons qui tiennent le récit, non par autorité frontale mais parce qu’ils occupent l’espace, imposent le rythme, forment une texture sonore continue. Omar incarne ce centre calme, ce pôle rassurant, figure de stabilité émotionnelle et de douceur contenue que la mise en scène accompagne sans ironie ni distance, dans un geste de proximité qui semble dire que la domination, si elle sait se faire tendre, peut encore se faire oublier. Il écoute, conseille, aime avec mesure, parle avec précaution, et à travers lui s’affirme une figure familière : celle d’une masculinité qui continue d’organiser le monde en se disant bienveillante. Prïncia Car, en ouvrant Les Filles désir sur cette scène de calme apparent, n’installe pas seulement une situation mais une grammaire de regard, fondée sur une distribution des corps, des voix et des places où l’équilibre tient à ce que rien ne déborde. Le découpage est fluide, la caméra suit, le montage relie sans rupture, tout circule selon une logique d’ensemble où le lien social passe par la parole masculine, où l’accord tient à la continuité. Rien ne grince encore, rien ne se dérobe, tout semble tenir — et c’est précisément cette cohérence première qui donnera au déplacement à venir sa force de trouble.
C’est précisément dans cette fluidité que se loge le déséquilibre. Yasmine (Leïa Haïchour), d’abord figure de la compagne parfaite, est cadrée souvent en plan rapproché, légèrement décentrée et presque toujours silencieuse quand les garçons parlent. Le contrechamp sur elle, lorsqu’il existe, est systématiquement court. Il est cadré à hauteur d’homme, comme s’il n’était là que pour attester de sa présence, non pour enregistrer une subjectivité. Ce rapport à l’image installe une économie claire : certaines voix cadrent et d’autres confirment. La séparation entre filles à marier et filles à désirer s’inscrit ainsi dans les choix formels au sein même de la construction du champ. On la retrouve dans une séquence de repas collectif au centre aéré où les garçons enchaînent les blagues graveleuses autour de Carmen (Lou Anna Hamon), absente de la table mais omniprésente dans les commentaires. Les plans restent collés aux garçons et les rires remplissent le son tandis que Yasmine, en arrière-plan, baisse les yeux. L’image ne tranche rien, elle ne moralise pas mais elle laisse ce dispositif se déployer jusqu’à l’épuisement.

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Le surgissement de Carmen ne prend pas la forme d’une révélation. Elle ne « revient » pas pour bouleverser un ordre dramatique. Elle s’insinue lentement dans le récit d’abord par le regard d’Omar — plan fixe sur son visage lorsqu’il l’aperçoit au loin, surprise muette, caméra légèrement tremblante — puis par une série d’apparitions latérales, dans des couloirs, sur des bancs, dans l’encadrement d’une porte. À partir de son arrivée, la mise en scène abandonne progressivement la logique linéaire qui organisait les premiers échanges. Les trajectoires cessent d’obéir à une progression claire, les interactions deviennent moins lisibles, les scènes se construisent sans objectif visible comme si le récit se dérobait à lui-même à mesure que Carmen s’impose à l’image. Lorsqu’elle entre dans le champ, elle ne se laisse pas cadrer comme les autres. Elle parle sans détour, formule ses réponses sans modulation, interrompt les conversations ou les relance sans chercher à ménager l’équilibre du groupe. Sa présence physique participe de cette rupture : elle occupe l’espace sans gêne, se tient droite, avance sans reculer et fixe les interlocuteurs sans détourner le regard. Dans son corps, rien n’indique la volonté de se faire accepter. Elle ne demande rien. Elle est là, dans la lumière directe, exposée mais sans posture défensive. Ce simple fait — se tenir dans le champ sans justification — agit comme une perturbation. Les garçons, jusque-là à l’aise, perdent de leur assurance. Leurs rires se font moins éclatants, les regards se détournent plus vite. La composition des plans s’ajuste sans logique apparente : les axes changent, les champs deviennent plus larges, comme si la caméra cherchait un nouveau point de stabilité sans parvenir à le fixer. Cette perte d’équilibre se cristallise dans une séquence tournée sur la plage, qui réunit l’ensemble du groupe dans une configuration désormais troublée. Le vent recouvre les voix, les échanges deviennent confus et les dialogues se perdent dans le hors-champ sonore. La caméra adopte un mouvement circulaire lent et contourne les visages sans les fixer, comme si elle enregistrait moins une scène qu’un désordre. Rien ne semble devoir se résoudre, rien ne se détache comme moment décisif. Ce qui advient relève plutôt d’un dérèglement diffus, d’un déplacement silencieux des places que chacun croyait acquises. Carmen est au centre, les autres la regardent, mais aucun champ/contrechamp ne se met en place. Le regard reste suspendu comme si la structure même du plan refusait l’identification.
C’est dans ce refus d’enfermer les corps dans des fonctions que l’écriture visuelle trouve son intensité politique. Ce qui se joue ici ne relève pas de la dénonciation frontale. Ce que construit le regard, patiemment, c’est une cartographie mouvante : celle des gestes infimes, des réajustements discrets par lesquels une structure perd son équilibre et finit par céder. Yasmine ne quitte pas Omar à travers un moment de rupture explicite, mais par une série de retraits progressifs, de silences prolongés et de déplacements discrets qui, sans jamais s’annoncer, dessinent une séparation déjà accomplie. Sur le toit d’un immeuble, Yasmine et Carmen partagent une cigarette. Appuyées à la rambarde, la caméra est posée à hauteur de regard et suit leur échange sans chercher à le guider, dans une lumière du soir qui adoucit les contours et installe une tonalité de retrait où rien ne se joue de manière frontale et où tout se formule à mi-voix sans que cela ne désamorce la portée du moment. Aucun discours n’est énoncé, aucune alliance n’est déclarée, simplement une présence réciproque, un déplacement du regard qui cesse de les observer pour se mettre à voir depuis elles. Ce point d’équilibre marque une inflexion décisive, non parce qu’il introduit une rupture, mais parce qu’il déplace lentement le centre de gravité du récit, réduisant l’emprise des figures masculines pas par effacement mais par glissement, jusqu’à ce que leur présence, bien qu’encore là, n’organise plus rien.

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Le retrait d’Omar ne passe ni par une rupture ni par un retournement visible mais par un effacement progressif que le montage rend sensible en étirant les séquences. Les gestes sont suspendus, les dialogues sont coupés avant leur point d’équilibre, laissant s’installer une désorientation discrète dans laquelle le personnage, sans disparaître, cesse de tenir la ligne du récit. Lorsqu’il regarde Yasmine depuis l’embrasure d’une porte pendant qu’elle échange avec Carmen en lui tournant le dos, la composition reste large et le cadre ne s’ajuste pas. La caméra ne bouge pas non plus et le plan se termine sans qu’il intervienne, comme si l’image elle-même refusait de relancer son autorité narrative. Ce geste de mise à distance se répète, installe une dynamique qui fragilise l’ancien centre, déplace l’attention vers des formes de présence plus diffuses. La ville elle aussi se transforme, perd sa densité initiale, ses angles saillants, sa chaleur saturée pour devenir un espace plus poreux où les corps s’inscrivent avec moins de pesanteur. Yasmine et Carmen apparaissent alors dans des cadres plus amples, souvent filmées en mouvement, sans direction claire, sans objectif assigné, comme si la narration elle-même avait cessé de leur imposer une trajectoire. La lumière s’adoucit, les contours deviennent plus incertains et la durée s’étire sans chercher de résolution. Leur marche au bord de l’eau ne clôt et ne résume rien mais affirme simplement un possible. Le récit ne propose plus une fin, il se retire et laisse place.
Le geste critique se construit par une désactivation progressive des structures d’appui. Il ne repose pas sur un ajout de sens, mais sur un retrait de certitude. L’attention se déplace : elle ne se fixe plus sur ce qui se dit, mais sur les conditions mêmes d’apparition, sur les déséquilibres du regard, sur les gestes inachevés, sur les récits suspendus sans reprise. Le cadre ne cherche plus à produire un discours sur le monde mais il opère plutôt un travail de désarticulation des formes attendues, des contours familiers. Rien ne vient combler ce qui se défait et aucun nouveau centre ne prend la place de l’ancien. Ce qui advient reste en suspens dans une logique de circulation plus que d’organisation, où les lignes de désir ne sont plus définies par une direction ni par une appropriation mais par leur capacité à se maintenir dans l’incertitude dans l’éloignement de toute assignation. Le cadre, dans ce mouvement, ne capture rien. Il ne vient plus chercher une vérité à révéler ou à imposer mais suit une sortie, un décalage, il s’aligne sur ce qui s’éloigne, sur ce qui se rend visible sans être exposé.
| Au cinéma le 16 juillet 2025
