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Käiro | Lente désintégration

Ce qui affecte particulièrement notre époque actuelle est sans doute sa propension à effacer le réel par la disparition progressive de l’humanité. Des flux ininterrompus de signes, d’images et de connexion – en sommes, on pourrait parler de réseaux – se substituent au réel, opérant une lente érosion de la présence humaine.

C’est ce que Kiyoshi Kurosawa veut montrer dans Kaïro. Travaillant depuis Charisma (1998) une certaine idée de l’apocalypse par le biais du film d’horreur et du thriller, cette question de la lente déliquescence plutôt que du surgissement brutal le taraude. C’est également à travers cette perspective que le réalisateur parvient à interroger, de manière récurrente, la notion de contamination : car une déliquescence aussi progressive, aussi insidieuse, ne saurait advenir sans l’idée d’un principe diffusif, d’un mal imperceptible qui se propage lentement, jusqu’à miner les fondations mêmes du lien social et de la présence au monde. Cure s’emparait de cela. Le mal se diffusait sans cause apparente, sans contact tangible, simplement par l’exposition à un discours, à une image — comme si la pensée elle-même pouvait devenir virale. Plus tard, Creepy (2016) met en scène une contamination à l’apparence domestique mais profondément insidieuse : elle s’infiltre dans le quotidien par la parole, par l’influence diffuse d’une présence toxique qui détruit les liens familiaux de l’intérieur, à la manière d’une vampirisation moderne. Kurosawa montre que la déliquescence ne résulte pas d’une violence frontale, mais d’un dérèglement progressif des repères affectifs et moraux.

L’appel téléphonique à l’employeur

Kaïro sort en 2001, un an après Seance. À cette période, le Japon est à un tournant décisif : en avance sur le reste du monde sur le plan technologique, il entre de plain-pied dans l’ère numérique. L’internet domestique devient omniprésent, mais avec lui surgissent déjà les signes d’un isolement paradoxal, alimenté par une connectivité continue. La jeunesse japonaise, profondément marquée par la décennie sombre des années 1990, se replie sur elle-même. Car derrière ce basculement technologique se cache une crise plus vaste. En 1991, l’éclatement de la bulle spéculative immobilière et boursière met brutalement fin à la croissance fulgurante des années 1980 : le marché immobilier s’effondre, le Nikkei plonge, et c’est toute une société qui entre dans une longue stagnation économique et morale. Ce climat anxiogène engendre un mal-être collectif profond, dont les symptômes deviennent visibles : à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les suicides atteignent un pic alarmant, dépassant les 30 000 par an. Des phénomènes sociaux comme celui des hikikomori (terme popularisé en 1998 par un psychiatre japonais pour désigner les reclus sociaux), ou l’explosion des cybercafés et des espaces de solitude connectée, témoignent d’un malaise profond. Cette angoisse, symptôme d’un basculement profond dans la société japonaise, irrigue Kaïro de part en part. Car si l’hyperconnexion promettait l’ouverture, le lien, Kiyoshi Kurosawa en révèle le revers : une hantise de la disparition, tapie derrière chaque écran.

Nous sommes donc à Tokyo. Des jeunes adultes découvrent qu’un site web étrange semble provoquer des apparitions fantomatiques et des disparitions. Tandis que la ville se vide peu à peu, une force invisible se propage via le réseau, effaçant lentement toute trace de vie humaine.

Ce qui fascine d’emblée, c’est le regard que Kurosawa porte sur Tokyo, filmée sous un ciel gris chargé de nuages, comme si la ville elle-même devenait l’incarnation d’un enfermement social diffus.  Son ambiance et son inertie traduisent une forme de déclin moral, social et existentiel. Mais il ne s’agit pas de faire surgir cela dès le début – bien que le film commence alors que les personnages sont à bord d’un bateau, ayant quitté la ville. Il est plutôt question de faire progresser lentement l’effacement de l’humain. La ville devient progressivement un pur décor d’abandon, un théâtre déserté dans lequel l’apocalypse ne surgit pas par fracas, mais par retrait, dilution, silence. Que ce soit par une usine au crépuscule laissée à l’abandon, un train illuminé traversant la ville vidée de ses occupants, ou une autoroute totalement déserte, le découpage est suffisamment subtile pour vider ses espaces progressivement, à mesure que le temps s’étiole et que nos protagonistes s’épuisent à vouloir comprendre ce qu’il se passe réellement. À vrai dire ce que la caméra capte ce sont des infrastructures pensées dès l’origine pour isoler l’humain. Les individus s’évaporent mais les réseaux restent. Cette désintégration s’opère aussi dans les intérieurs. Filmés souvent en courte focale, ils participent eux aussi à la désunion des groupes et la mise à distance de l’humain. Lors de la première séquence se déroulant à Tokyo, Kurosawa filme Michi (Kumiko Aso) de l’extérieur, séparée par la vitre du magasin de plantes dans lequel elle travaille. Ce truchement discret mais explicite traduit déjà une fracture  symbolique entre l’individu et le monde qui l’entoure. La vitre agit comme une membrane transparente mais infranchissable, soulignant l’isolement silencieux  et profond des personnages. Cette mise en scène n’est pas anodine : elle rend visible une solitude structurelle ancrée dans l’environnement même de Tokyo. Loin d’être une ville en effervescence, elle est montrée comme une mégalopole vidée de liens, discrète, comme en attente de sa propre disparition. Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’y a jamais de lien. Il peut y en avoir au début du long-métrage mais cela reste pudique et ne dure jamais longtemps. D’ailleurs, plus on avance dans la narration, plus ces liens s’effacent. L’écran, qui occupe une place importante dans Kaïro, devient un motif formel parallèle à celui de la vitre évoquée plus tôt : tous deux éloignent les silhouettes, vident les pièces, s’interposent dans le quotidien des personnages pour mieux les dissoudre dans une distance de plus en plus irréversible.

Une silhouette inquiétante surgit entre les rayonnages d’une bibliothèque désertée.

En revanche, loin d’embrasser un point de vue cynique sur cette société de l’hyper-réseau, de l’effacement progressif de l’humain, c’est par l’entremise de visions poétiques que Kiyoshi Kurosawa se démarque – comme lorsque Michi ramène sa collègue Junko (Kurume Arisaka) chez elle, après que celle-ci a été plongée dans un état catatonique par un fantôme. Plus tard, Junko s’approche d’un mur et se dissout en une tâche noire qui se disperse. Cette scène condense à elle seule toute l’ambiguïté du cinéaste. Car si ce lien entre Michi et Junko était avant tout d’ordre professionnel, il est aussi teinté d’affection. Sa disparition est à la fois une fin tragique mais aussi une forme de libération d’un environnement qui, bien qu’il soit un espace de proximité — le travail —, souligne lui aussi la solitude progressive des personnages.

Petit à petit, alors que les gens disparaissent en masse (mais cela n’est jamais filmé de façon frontale, encore une fois), les évacuations de la ville commencent, et les fantômes deviennent une véritable menace. Lorsque la voiture de Ryosuke (Haruhiko Kato) et Michi — qui tentent de fuir la ville — tombe en panne d’essence, le jeune homme part fouiller un entrepôt à la recherche de carburant et entre par inadvertance dans une « pièce interdite », où un fantôme lui dit que « la mort est une solitude éternelle ». Même si tout est dit en prononçant ces mots, l’apparition le vide de toute envie de vivre. Chez tous ces personnages et habitants de Tokyo, il y a un creux. Le fantôme ne tue pas par un geste violent ou spectaculaire, mais en murmurant une vérité insoutenable, et c’est cette parole qui provoque la bascule — non une mort physique, mais un effondrement intérieur, une perte d’élan vital. Chez Kurosawa, les fantômes ne hurlent pas, ne poursuivent pas — ils constatent, doucement, ce qui est déjà en train de se dissoudre. Ils ne sont pas des monstres, mais des révélateurs. En vidant les personnages de leur volonté, en les détachant du monde, ils les libèrent d’une angoisse : celle d’une ville (et, par extension, d’un monde) où la communication a, en vérité, échoué. C’est précisément là que Kaïro trouve aujourd’hui une résonance presque troublante : en 2001, il mettait en scène des personnages engloutis par un réseau encore balbutiant ; en 2025, ce même réseau est devenu l’espace central de nos vies, saturé de voix, de flux, d’images — mais toujours aussi incapable de produire du lien véritable. C’est même pire. La parole y circule plus que jamais, mais elle s’y dissout, désincarnée, manipulée, massifiée jusqu’à l’insignifiance. Miroir rétrospectif et inversé, Kaïro ne prédisait pas l’avenir — il en dessinait déjà le vide.

En cela, dans un dernier acte mettant en scène l’apocalypse puis le retour sur la mer (en miroir des premières minutes du film, tel un retour sur soi, littéralement), Kurosawa développe plus qu’une vision simplement pessimiste de la perte de pouvoir et de langage face aux nouvelles technologies. Il donne forme à une conception métaphysique des choses. En révélant que ces événements surnaturels et inhabituels se produisent dans le monde entier, l’équipage de survivants qui les sauve incarne cette vision du monde qui lui est propre : celle d’un univers où l’acceptation du néant permet, paradoxalement, de retrouver un ultime lien. Cette fin du monde n’est pas seulement pessimiste. C’est un soulagement, un apaisement, une dernière combinaison possible dans un monde où l’on a déjà échoué à construire des liens.