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Joyland | Danser au bord du cadre

Qu’est-ce qu’un film important ? À quel moment une œuvre franchit-elle cette frontière ténue qui la rend essentielle, nécessaire pour la société qui l’a vue naître ? Ces derniers mois, les projecteurs sont braqués sur l’immense paquebot de James Cameron, Avatar : La Voie de l’eau, célébré pour ses innovations technologiques. On pourrait alors croire qu’un film important, c’est celui qui repousse les limites du cinéma sur le plan technique. Et pourtant, l’essentiel est souvent ailleurs, dans la simplicité d’un geste, dans le grain d’un regard, dans l’humanité d’un plan. Oublions un instant les blockbusters devenus parcs d’attractions, pour tourner notre attention vers un autre film, plus discret, plus fragile, mais autrement plus bouleversant : Joyland, un film important. Avec ce premier long-métrage, Saim Sadiq propulse le cinéma pakistanais sur la scène internationale. Sélectionné en compétition officielle au Festival de Cannes, le film repart avec le Prix du Jury Un Certain Regard et la Queer Palm. Une reconnaissance qui s’étend jusqu’aux Oscars, où Joyland représente le Pakistan. Là où il passe, il impressionne, choque, émeut. Il touche par sa poésie, frappe par sa critique sociale, dérange par sa frontalité. Cette liberté de ton a bien failli lui valoir la censure dans son propre pays, mais son succès international l’a sauvé. Voilà pourquoi Joyland est un film essentiel : parce qu’il donne une voix à un cinéma trop souvent marginalisé, parce qu’il dénonce les dérives d’un système patriarcal violent, et surtout parce qu’il propose, avec tendresse, une voie de résistance, une méthode douce pour garder espoir au cœur de l’oppression.

Le scénario de Joyland n’a rien de joyeux. Il explore une société patriarcale, fidèle à la réalité pakistanaise, où les hommes contrôlent chaque aspect de la vie des femmes — même lorsqu’ils sont eux-mêmes dépendants, incapables de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Ce paradoxe brutal structure le film. Les femmes n’ont pas voix au chapitre : elles ne décident ni de leur tenue, ni de leur emploi, ni même de leur liberté de sortir. Cette oppression s’incarne aussi formellement : le film est tourné en 4/3, resserrant l’espace autour des corps ; le surcadrage renforce cette sensation d’enfermement. Et pourtant, dans ce huis clos étouffant, quelque chose de profondément beau émerge — une lumière, un souffle, une forme de grâce visuelle portée par une photographie somptueuse, l’une des plus belles de l’année. Mais cette poésie ne naît pas seulement de l’image : elle vient aussi de trois personnages, trois trajectoires d’émancipation. Le premier à briser le carcan viriliste est Haider, interprété par Ali Junejo, dont la performance physique et nuancée constitue l’un des piliers du film. Haider, homme doux et silencieux, en questionnement sur sa sexualité et sa place dans un système ultra-genré, découvre un autre monde à travers la danse. C’est par le mouvement, par l’art, que se produit la libération. Le cabaret où il travaille devient un espace clandestin d’éveil, une fissure dans l’architecture patriarcale. Mais cette liberté est fragile. Haider n’ose pas défendre sa femme, dont la voix reste inaudible au sein de la cellule familiale. L’émancipation de l’un se fait au prix de l’enfermement de l’autre. Joyland n’enferme jamais ses personnages dans une morale : il les observe, avec pudeur, devenir libres à leur manière, parfois maladroitement, parfois tragiquement.

La deuxième figure de liberté est celle de Biba, interprétée avec intensité par Alina Khan, actrice transgenre. Biba est à la fois mentor, amante et catalyseur de transformation. Danseuse de cabaret, provocante et solaire, elle incarne une résistance à la norme, à la marge, au silence. Par sa simple présence à l’écran, elle interroge la société pakistanaise, qui rend ces femmes trans visibles tout en les reléguant à la périphérie. Saim Sadiq insiste : elles sont « très visibles et très importantes », mais leur importance a été réduite par les effets de la colonisation et l’écrasement des structures patriarcales. Biba est un personnage rare, écrit avec subtilité et interprété avec une sincérité bouleversante. Elle ne symbolise rien ; elle existe pleinement, dans ses colères, ses désirs, ses doutes. Mais la vraie puissance du film se loge dans la trajectoire de Mumtaz, l’épouse de Haider, campée par Rasti Farooq. C’est elle qui incarne la tension la plus violente entre conformisme et libération. Privée de travail, de désir, de toute autonomie, Mumtaz résiste comme elle peut, avec des gestes simples, des silences lourds, des éclats de rire volés. Elle tente tout pour ne pas céder, pour ne pas se soumettre, et le film l’accompagne dans ce combat invisible. Jusqu’à ce que la réalité, implacable, vienne refermer les mâchoires du système sur elle. Le dénouement, d’une noirceur poignante, marque un tournant. Dans les derniers plans, Mumtaz apparaît derrière des barreaux, surcadrée, isolée, pendant qu’Haider semble plus libre que jamais. Ce contraste cruel résume tout : dans Joyland, l’émancipation est asymétrique, incomplète, traversée de renoncements.

Joyland est un film important parce qu’il regarde son pays avec lucidité et tendresse. Il ne se contente pas de dénoncer, il propose. Par son esthétique maîtrisée, son usage symbolique du cadre, de la lumière, de l’espace, il fait du cinéma un outil politique autant qu’un geste poétique. Saim Sadiq, avec cette première œuvre, témoigne d’un présent étouffant, mais il ouvre aussi une porte. Pour lui, le cinéma n’est pas un spectacle de plus, mais un acte de résistance intime, un cri doux venu du cœur.