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Here | Une pensée sans cesse en mouvement

Une maison semble respirer. Les murs se tordent, le toit s’échappe dans les airs, et le mobilier s’anime comme sous l’effet d’un sort. Tout bascule, se plie et se déploie dans un chaos orchestré, transformant l’ordinaire en une scène de merveilleux délirant. Rien ne bouge autour, pourtant tout à l’intérieur de ce cadre immobile est en révolution. Cette explosion d’imaginaire porte un nom : La Maison Tranquille, un court-métrage de Georges Méliès qui, en 1901, prouvait déjà que le cinéma, même figé, pouvait faire vibrer le temps et l’espace.

Le travail de Robert Zemeckis sur Here consiste à intégrer des techniques numériques et de montage à partir d’une prise de vue figée, tout en traversant les âges (plusieurs décennies, en vérité) pendant moins de deux heures, dans l’espace restreint d’un simple salon. Nous suivons principalement la famille Young sur plusieurs générations, et plus particulièrement le couple formé par Richard (Tom Hanks) et Margaret (Robin Wright) – qu’ils avaient déjà incarné sous une forme bien différente dans Forrest Gump – sur fond d’histoires de vies qui s’entrecroisent, se heurtent et s’effacent. Si l’on s’intéresse à l’évolution du langage cinématographique à l’ère du numérique, le cinéaste a déjà su surprendre à maintes reprises et demeure une figure incontournable en la matière. Loin des critiques cyniques visant l’évolution technique du cinéma (effets spéciaux, 3D, haute fréquence, performance capture…), il a embrassé ces innovations dès les années 1980, notamment avec Roger Rabbit, où il s’agissait déjà d’intégrer des personnages animés dans des prises de vue réelles. Il a poursuivi cette démarche en faisant progresser ces techniques à travers sa “trilogie du numérique” composée de Le Pôle Express, La Légende de Beowulf et Le Drôle de Noël de Scrooge.

Mais si l’on s’attarde uniquement sur les avancées technologiques auxquelles il a contribué, qui ont fait de lui un véritable inventeur de formes – quoi qu’on en pense –, on risque de tomber dans une impasse critique. Ce qui semble également essentiel pour lui, c’est de toujours raconter ses histoires en s’appuyant sur les outils technologiques les plus avancés, voire à l’avant-garde du cinéma, tout en restant fidèle à une trame narrative que l’on pourrait retrouver aux origines mêmes des récits.

Le récit de Here, on le débute à l’ère des dinosaures pour l’achever à l’époque contemporaine.

Son dispositif, bien que très théorique en raison de son caractère conceptuel, ne manque pas de dynamisme. Le réalisateur ne lésine pas sur les effets de collage au sein de cette prise de vue fixe, entremêlant les assemblages d’époques parfois dans une même scène. Cela entraîne une collision des événements, de manière inattendue. Cet effet peut parfois être empreint d’un certain humour, comme dans la scène où Benjamin Franklin, d’un revers de main, bouscule les présupposés d’une époque pour en faire ressortir l’importance dans une autre, comme exemplairement lors de la fête organisée chez Richard et Margaret où ils se déguisent et parlent avec le langage de l’époque. C’est à ce moment-là que l’époque antérieure, avec la bâtisse coloniale du fils de Benjamin Franklin située en face de la demeure des Young, nous apparaît telle une fenêtre ouverte durant un court instant, et où l’on entend dire « plus personne ne se souviendra du grand Benjamin Franklin ». L’ironie n’en est que plus évidente. Cet effet peut aussi s’exprimer de manière plus grave, à l’image des scènes où Margaret et une jeune Amérindienne apparaissent enceintes dans le même lieu, bien qu’à des temporalités différentes.

Entièrement régi par le montage, cet entrechoquement entre les générations souligne avant tout que la mémoire d’un lieu est intrinsèquement liée à la présence humaine qui l’anime. Ce montage, constitué de juxtapositions de vignettes segmentées au sein du plan, de collages et, plus largement, de plans imbriqués les uns dans les autres, apparaît comme un hommage vibrant au langage de la bande dessinée. Cette inspiration n’est d’ailleurs pas fortuite, Here étant l’adaptation de la bande dessinée éponyme de Richard McGuire.

Le lien non linéaire entre les époques, tel qu’il est construit, peut également être perçu comme une réflexion sur le cinéma lui-même.

En choisissant de ne pas faire mouvoir sa caméra, Zemeckis fait le choix de porter l’attention du spectateur sur le mouvement à l’intérieur du cadre, aussi bien celui des personnages que celui du temps lui-même qui coule et semble imperturbable. Le moyen pour le réalisateur de faire ressentir ce glissement serait donc de ne pas déplacer le regard pour se confronter à l’immuabilité du lieu lui-même. Et une époque appelle toujours une évolution, comme le montre celle de l’arc narratif de l’inventeur du fauteuil. Il a d’abord fallu que ce dernier soit fixe avant de pouvoir tourner sur lui-même – une métaphore subtile du parcours évolutif du cinéma qui, avant d’être en mouvement, se limitait à un point de vue fixe. On peut aussi interpréter le moment où le père de famille souhaite immortaliser le mariage de son fils avec son appareil photo branché sur secteur. Lorsqu’il essaye de se rapprocher pour avoir un meilleur cliché, le câble se débranche car il est trop court. Le réalisateur cherche là à exprimer le fait que le mouvement de caméra ne peut permettre d’immortaliser un événement, et qu’il témoigne plutôt d’une appropriation de l’espace.

Pour Zemeckis, le cinéma est un art en constante transformation, passant d’une immobilité fondatrice à une mobilité infinie, à l’image des possibilités narratives et techniques qu’il explore dans Here. Et puis, il y a la couche la plus importante qu’apporte Zemeckis : cette histoire d’amour et de famille portée par Tom Hanks et Robin Wright. Après la naissance de Richard, fils de Rose et Al, le récit nous fait basculer entre deux points de vue : celui des parents, et celui de Richard et de sa future femme, Margaret. Tandis que les parents souhaitent que Richard reste dans la maison familiale pour la préserver, Margaret, elle, aspire à partir. C’est autour de ce dilemme que se cristallise l’enjeu central du couple : rester dans le lieu qui a forgé leur passé ou s’en éloigner pour construire un avenir ailleurs. Finalement, nous verrons Margaret abandonner assez rapidement cet espoir de départ lorsque Richard décidera de mettre sous clé son projet d’artiste. Ensemble, ils passeront une grande partie de leur vie – même après leur mariage – dans cette maison, symbole autant de stabilité que de renoncement à leurs rêves individuels.

Forcément soumise à la comparaison avec d’autres films de Zemeckis, en particulier ceux des années 1980 et 1990, où le foyer familial joue un rôle central et incarne un lieu vers lequel on souhaite toujours revenir (Retour vers le futur, par exemple, illustre parfaitement cette thématique), cette histoire ne se limite pas à une simple célébration de l’amour ou du désir de préserver et de conserver. Elle est également ponctuée d’échecs, de pertes et de désespoir, reflétant les difficultés des personnages à entretenir, autant que possible, la vie qu’ils imaginent idéale. Pourtant, ils se heurtent à une vérité implacable : cette vie leur échappe, elle ne peut être entièrement contrôlée.

Et pour cause, Robin Wright incarne ici probablement le personnage le plus bouleversant. Au crépuscule de sa vie, atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle cristallise une confrontation entre deux éléments fondamentaux : la perte de mémoire du personnage et la volonté du film de capturer la mémoire historique d’un lieu unique. À la fin, elle revient chez Richard, des années après l’avoir quittée, précisément parce qu’elle ne pouvait plus vivre avec lui. Elle s’assoit sur une chaise à côté de Tom Hanks. Malgré sa maladie et le fait que la pièce soit complètement vide, la mémoire du lieu reste intacte, comme si elle se connectait à Robin Wright. Elle finit par dire qu’elle se souvient de cette maison. Ses souvenirs refont surface, déclenchant le premier et unique mouvement de caméra du film : un zoom avant, suivi d’un panoramique, puis d’un dézoom vers l’extérieur de la maison. Ce mouvement dévoile enfin le contrechamp de la prise de vue initiale, que le film n’avait pas quitté jusque-là. Enfin, la caméra recule davantage, élargissant le cadre pour révéler tout le quartier, comme si le souvenir individuel se diluait dans une mémoire collective plus vaste.

Zemeckis interroge ainsi notre manière profondément humaine de percevoir le temps, limitée par un regard nécessairement restreint (une seule pièce) et altérée par des failles que le dispositif neutre et fixe semble vouloir contourner. À travers ce mouvement de caméra final, le réalisateur montre que la mémoire humaine ne repose pas uniquement sur le temps écoulé, mais aussi sur le point de vue que l’on adopte sur ce temps – un point de vue mobile, inséparable d’une pensée constamment en mouvement. Tout au long de Here, les moments de joie laissent peu à peu place à la tristesse, affirmant que notre vie ne doit pas être figée par les attentes de la société. Richard, qui avait rêvé de devenir peintre, a finalement abandonné cette vocation artistique, pourtant essentielle à son identité.

Cette célérité propre à Zemeckis, dans la scène finale, repose autant sur ses interprètes (les qualifier de déchirants serait un euphémisme) que sur sa capacité à faire surgir l’émotion la plus pure à travers un simple mouvement de caméra. Le réalisateur hollywoodien prouve qu’il est possible de toucher à la fois le corps et l’intellect avec un seul effet de mise en scène, même après avoir maintenu un dispositif figé tout au long du film – un coup de maître en fin de parcours.