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Ghostlight | Quelque chose a vacillé

À Chicago, un ouvrier regarde à travers une vitre. De l’autre côté, une troupe de théâtre amateur s’égosille sur les vers de Roméo et Juliette. Lui ne dit rien. Il observe, il écoute. Ce qu’il voit n’est pas un spectacle, c’est une échappée possible. Ce regard silencieux, presque volé, dit tout : quelque chose en lui vacille, sans encore savoir comment se formuler. Depuis quelques années, plusieurs cinéastes se réapproprient cette manière de réinvestir le théâtre comme geste vivant, partagé, incarné hors des institutions traditionnelles . On pense à Un triomphe, à Sing Sing, où la scène devient espace de réinvention pour les laissés-pour-compte. À la différence de ces récits fondés sur une dynamique collective et l’enthousiasme d’un groupe, Ghostlight – sans jamais vraiment s’annoncer comme tel – épouse un trajet plus introverti, plus fragile aussi, celui d’un père incapable de parler, qui se laisse peu à peu traverser par un texte ancien, jusqu’à ce qu’il le transforme. Keith Kupferer incarne ce personnage avec une rare économie de moyens. Pas de larmes faciles, pas de colère excessive. Il est là, simplement, dans sa raideur, son épuisement. L’image, souvent figée, laisse le temps de capter ses silences. La mise en scène s’installe dans une retenue constante, à la fois éthique et esthétique, qui évite toute spectacularisation du trauma. On ne saura rien, ou très peu, de ce qui a dévasté cette famille. Les informations arrivent avec lenteur, parfois par allusions, parfois à contretemps, comme si la douleur ne pouvait exister que si elle restait partielle. Cette manière de ne pas nommer, de laisser en suspens, participe d’un geste fort : faire du deuil un processus opaque, diffus, non spectaculaire – ce qui, dans le paysage cinématographique actuel, est plutôt rare. Tout ici est suspendu, dans un entre-deux où l’émotion circule en creux.

Dans le grain gris d’une cuisine trop calme, dans le couloir étroit d’une école vide, ce sont les visages qui tiennent le cadre. Pas des personnages, mais des corps en deuil qui habitent le plan sans jamais chercher à le remplir. Le trio familial – Keith Kupferer, Tara Mallen, Katherine Mallen Kupferer – fonctionne avec une justesse peu commune, qui tient autant de l’interprétation que du fait qu’ils forment une véritable famille dans la vie – Keith Kupferer et Tara Mallen sont mariés, et Katherine Mallen Kupferer est leur fille. Les échanges sont pauvres en mots, mais riches en tensions. Il y a dans les regards, les silences, les gestes automatiques du quotidien, quelque chose d’usé mais d’indéfectible. La douleur n’est pas criée, elle est incorporée. Les corps eux-mêmes semblent s’être organisés autour d’un vide central. C’est là que le théâtre entre en jeu, non comme une catharsis explosive, mais comme une manière d’approcher ce qui ne peut pas se dire. Dan ne joue pas Romeo pour oublier. Il ne joue pas à être quelqu’un d’autre. Il rejoue ce qu’il n’arrive pas à formuler : la perte, la séparation, la possibilité d’un lien brisé. Loin d’un simple parallèle scénaristique, Roméo et Juliette agit comme une grille de lecture inversée, où l’issue tragique éclaire le présent figé du personnage.

© Survivance

Visuellement, rien ne cherche à séduire. La photographie, terne, capte la banalité des lieux – gymnases, salles municipales, cuisines trop éclairées – sans jamais les dramatiser. Les scènes de répétition n’ont rien de grandiloquent : elles sont presque maladroites, traversées par l’hésitation, par le doute. On aurait pu attendre une stylisation plus assumée, un basculement vers le théâtre-filmé, mais c’est précisément cette absence de rupture qui fait la singularité du projet. Pas de théâtre comme échappatoire flamboyante, mais comme prolongement du réel. Tout l’enjeu est là : faire du jeu un espace de transformation sans rupture esthétique. Par moments, on peut regretter ce choix, notamment dans les séquences de représentation, filmées avec un certain aplatissement formel, là où d’autres cinéastes auraient pu explorer le potentiel onirique ou sensoriel du théâtre. Mais cette neutralité tient à une logique profonde : il ne s’agit pas de faire croire à une élévation, mais de rester au ras du quotidien.

Sur les chantiers, les voix se taisent. Dans les salons sans désordre, les gestes répètent les mêmes boucles. Et dans certains théâtres de fortune, un homme se met à parler sans vraiment jouer, à réciter sans interpréter. Ce qui se dit là n’a pas vocation à convaincre, encore moins à plaire : cela cherche seulement à être entendu, même faiblement. Une parole défaite, lente, qui n’avance pas mais permet de rester debout un peu plus longtemps.  C’est à cet endroit précis que le film choisit de s’installer il y a une charge politique réelle à montrer un homme des classes populaires pénétrer une scène sans chercher ni à convaincre, ni à se racheter. C’est d’autant plus singulier dans une Amérique post-COVID où les récits populaires sont dominés par des figures d’hyper-expression ou de reconquête identitaire. Dan, lui, ne veut rien prouver. Il entre dans le théâtre comme on entre dans un lieu de silence habité. Ce n’est pas une success story, ni une narration de retour à soi. C’est un déplacement minuscule, mais qui résiste aux formats dominants du storytelling contemporain. Là où Un triomphe cherchait l’émancipation à travers une dynamique collective et théâtrale ascendante, Ghostlight opte pour une dérive solitaire et presque muette. Le théâtre devient un lieu de latence, un espace où la parole ne performe rien, mais s’éprouve dans le corps, dans l’écoute, dans le fait d’être là. C’est une manière de parler sans s’expliquer, de survivre sans se raconter.

Rien ne se résout. La pièce se joue, les mots passent, mais aucun soulagement ne suit. Le récit ne cherche pas à apaiser, seulement à maintenir un fil ténu. Le texte shakespearien devient un lieu d’appui plus qu’un espace d’expression. Si ce théâtre ne soigne pas, ne révèle rien, ne propose ni issue ni réponse, alors une question demeure : que peut encore l’art, quand il renonce à réparer ?