Aujourd’hui installé comme l’un des metteurs en scène américains les plus influents de son époque, Christopher Nolan a vu sa carrière décoller avec son second long-métrage, Memento, un film déjà plein de ses obsessions thématiques et construit autour d’un montage pour le moins déstabilisant.
Avant Batman et ses élans mythologiques, avant Inception et ses courses cérébrales, avant Interstellar et ses plans larges des confins de l’univers, il y avait Memento. Première collaboration avec son frangin (le futur showrunner de Westworld), premier long-métrage produit convenablement – le précédent est autant réputé pour ses qualités cinématographiques que ses conditions de tournage amateur – et véritable pivot dans la carrière de Christopher Nolan, le deuxième format long du réalisateur britannique s’arque autour d’un défi narratif déconcertant : Memento embarque son spectateur dans une quête labyrinthique et rondement intime où le protagoniste, victime d’une amnésie antérograde – soit une incapacité à produire de nouveaux souvenirs –, tente de démêler le fil ténu de sa propre existence. Incapable de se remémorer les événements les plus récents, l’homme compte sur la prise de polaroids et les tatouages sur son corps pour conserver une trace de son passé. Afin de traduire le déséquilibre permanent de son héros, dont les appuis mentaux cèdent sans fin, Nolan emploie un montage atypique : la moitié des scènes sont tournées en noir et blanc et suivent un ordre chronologique, l’autre est en couleur et est montée, à l’inverse, dans le sens antichronologique. Cette construction narrative à rebours mène inexorablement vers un point de départ obscur : la mort d’une femme, celle du pauvre Leonard Shelby, assassinée par un mystérieux intrus. Au-delà du thème de la mémoire (effacée), caractéristique des thrillers cérébraux des années 2000, Nolan déploie déjà sa virtuosité de scénariste en brouillant les frontières du temps et de l’identité. Confronté à une énigme à résoudre, la plus lourde qui soit chez le cinéaste (où les mâles veufs sont légion), son héros se trouve piégé au sein d’un dédale cinématographique, cloué physiquement à un lieu clos (il réside dans la chambre d’un motel) et mentalement à une mission (trouver le responsable de ses tourments).
Si esthétiquement moins ostentatoire que les blockbusters qui suivront, Memento laisse néanmoins entrevoir les thèmes centraux du cinéma nolanien : réalité fragmentée, mémoire défaillante et quête éternelle de la vérité, entre autres. Au-delà de l’amnésie du protagoniste (interprété par un Guy Pearce aux cheveux décolorés), le long-métrage sonde les méandres de l’incertitude et du dilemme entre le vrai et le faux. À titre d’exemple, les polaroids que le personnage brandit comme des preuves tangibles de son histoire sont teintés de doute, leurs légendes adaptées en fonction de la version de la réalité qu’il choisit de croire. L’œuvre générale de Christopher Nolan s’inscrit résolument dans une quête de déconstruction de la réalité, une fascination pour la perception et les énigmes. Ses protagonistes sont autant d’entités abstraites que d’êtres réels, immergés dans des univers d’illusions et de manipulations – Le Prestige et Inception font des suites officieuses à ce deuxième long-métrage. Dans Memento, Leonard Shelby incarne cette figure à la fois déchirante et fascinante du joueur, dont le destin semble voué à répéter inlassablement les mêmes actions dans un cercle temporel infini. Le génie du metteur en scène réside dans son exploration de la notion du vrai, sa capacité à déconstruire les frontières du temps et à offrir au spectateur une expérience cinématographique troublante et captivante. Ses longs-métrages suivants confirmeront à la fois ses ambitions mais également ses talents de conteur, inscrivant Christopher Nolan à la courte liste des cinéastes américains qui font le XXIe siècle. Inoubliable, en somme.
Memento de Christopher Nolan, 1h56, avec Guy Pearce, Carrie-Anne Moss, Joe Pantoliano – Sorti le 11 octobre 2000, disponible en blu-ray et DVD chez Metropolitan.
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