[CRITIQUE] Un jeune chaman – La brume dans la yourte

Le septième art mongol, à l’image de son pays, demeure trop souvent méconnu, incompris, voire pire, objet d’une exotisation maladroite. Pourtant, les œuvres de Lkhagvadulam Purev-Ochir ont rompu avec ce statu quo. Ses courts-métrages, Mountain Cat et Snow in September, ont eu l’honneur d’être les premiers films mongols officiellement sélectionnés à Cannes et à Venise, respectivement. Cette année, son retour au Lido s’opère avec son premier long-métrage, Un jeune chaman, un portrait à la fois poétique et sobre d’Oulan-Bator et de sa jeunesse.

D’emblée, le spectateur est plongé dans un quartier de yourtes enveloppé de smog, accompagné du murmure d’une brise soufflant en arrière-plan. À l’intérieur d’une de ces yourtes, un chaman, d’une voix gutturale profonde, enjoint un homme plus âgé agenouillé devant lui de demeurer immobile. Autour d’eux, sur un lit, se trouvent d’autres individus, témoins de cette scène où foi et dépendance se conjuguent. Ainsi, la révélation de l’adolescent dissimulé derrière l’attirail chamane s’avère une surprise authentique. Il s’agit là de Ze (incarné par Tergel Bold-Erdene), un jeune chaman de dix-sept ans, studieux et timide, qui, tout en menant son existence avec sérieux, assume également des responsabilités familiales et communautaires. Cependant, sa rencontre avec Maralaa (Nomin-Erdene Ariunbyamba), une jeune fille souffrant d’une maladie cardiaque qui le qualifie de “charlatan”, vient bouleverser son quotidien. La forte alchimie entre ces deux acteurs principaux rend leurs tensions initiales, leurs interactions ultérieures et la transformation rapide du personnage de Ze d’une crédibilité éclatante. Toutefois, cette focalisation sur les protagonistes principaux relègue inévitablement les autres personnages, tels que l’ami de Ze, à des rôles secondaires.

Copyright AURORA FILMS/GURU MEDIA/UMA PEDRA NO SAPATO/VOLYA FILMS/2023

Le dialogue et le langage corporel de Ze et Maralaa se parent d’humour, de chaleur et d’une jeunesse authentique, comme en témoigne une scène où ils se dessinent mutuellement sur un pont. Ze, qui prêche le calme aux autres, découvre pour la première fois les affres de l’amour, séchant les cours, fréquentant les boîtes de nuit, et, dans un clin d’œil discret, échangeant une poignée de main avec “Genghis Khan”. Le sourire léger de Tergel et ses sourcils légèrement froncés reflètent avec finesse la personnalité modeste et facétieuse de son personnage ainsi que ses humeurs changeantes. Cette performance subtile mais expressive a valu au jeune acteur le Prix Orizzonti du Meilleur Acteur lors du Festival du Film de Venise.

La singularité du protagoniste, en tant que chaman, confère indéniablement au long-métrage une place à part dans le paysage des récits adolescents au cinéma. Cependant, le film transcende cette étiquette pour explorer de manière simple mais efficace la distinction entre spiritualité et religion. Les prophéties de Ze et de son Grand-Père Esprit se révèlent parfois justes, parfois erronées, et que Lkhagvadulam croie ou non au chamanisme demeure ambigu et insignifiant. Les pratiques religieuses s’intègrent souvent à la culture laïque et au quotidien au fil du temps. Trois scènes où différents personnages offrent du lait (ou du thé) à la nature expriment la vérité selon laquelle les Mongols sont intrinsèquement spirituels, indépendamment de leur foi religieuse. Par-dessus tout, Lkhagvadulam illustre magistralement que tradition et modernité ne sont pas nécessairement antithétiques à travers les croyances et les paroles de ses personnages. Elles peuvent, et de fait, coexister dans la Mongolie contemporaine, comme le démontrent les réalités vécues par ses habitants et leur environnement physique. Si Maralaa aspire à s’établir à la campagne, ce n’est pas nécessairement pour y élever du bétail ; si Ze rêve d’un appartement intelligent en centre-ville, cela ne signifie pas qu’il soit matérialiste ou un “charlatan”.

Copyright AURORA FILMS/GURU MEDIA/UMA PEDRA NO SAPATO/VOLYA FILMS/2023

Bien que des problèmes affligeant le pays, tels que l’alcoolisme et le cancer du foie, trouvent brièvement leur place dans le film, la mise en scène visuelle de la pollution atmosphérique et de l’urbanisation imprudente se révèle plus captivante et percutante. La caméra errante de Vasco Viana, portée comme par le souffle du vent, associée aux mélodies douces de Benjamin Silverstre, évoquant les bruits ambiants de la nature, s’accordent de manière éloquente, plutôt que de contraster, avec les brusques coupures de Matthieu Taponier. Cette combinaison offre une vision à la fois saisissante et profondément déprimante de la jungle de béton qu’est le centre-ville d’Oulan-Bator, cernée par d’immenses quartiers de yourtes et surplombée par des montagnes majestueuses, le tout enveloppé de nuances grises de fumée toxique. Tout comme ses deux précédents courts-métrages, la cinéaste manie avec habileté la subtilité et l’ambiguïté dans sa mise en scène. À plusieurs moments-clés du film, plusieurs actions se déroulent simultanément, à l’écran et en dehors, comme en témoignent les premières scènes d’Oyu, la grande sœur de Ze et l’interprète de ses prophéties. Les deux derniers plans du film et leur relation sont aussi poignants qu’énigmatiques. Plutôt que de laisser le spectateur perplexe, celui qui s’est investi dans l’histoire de Ze et Maralaa pendant plus d’une heure et quarante minutes demeure béat d’admiration alors que le générique défile.

Lkhagvadulam confirme sa place comme une voix unique dans le cinéma mondial contemporain, avec cette histoire à la fois émouvante et bouleversante d’un jeune chaman de dix-sept ans.

Un jeune chaman de Lkhagvadulam Purev-Ochir, 1h43, avec Tergel Bold-Erdene, Nomin-Erdene Ariunbyamba – Au cinéma le 24 avril 2024

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