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The Whale | L’écho d’un dernier souffle

The Whale ! Le film qui a valu à Brendan Fraser une ovation de six minutes à Venise ! Une réception qui frôle l’hyperbole, au point de créer des attentes auxquelles peu d’œuvres pourraient prétendre répondre. Et pourtant, difficile de rester indifférent face au phénomène médiatique qu’il a suscité. Avec Darren Aronofsky, cinéaste majeur de sa génération, aux commandes, l’enthousiasme était certes compréhensible, mais on pouvait légitimement douter que ce raz-de-marée critique soit pleinement justifié. Et pourtant, parmi les œuvres présentées au festival, celle-ci semble la plus à même de légitimer un tel emballement. Brendan Fraser y livre une performance bouleversante dans le rôle de Charlie, professeur reclus, souffrant d’une obésité morbide qui compromet gravement sa mobilité et met sa vie en péril. L’intrigue, resserrée dans l’espace d’un huis clos, s’étire sur une semaine où Charlie reçoit tour à tour la visite de trois figures : Liz (Hong Chau), infirmière dévouée mais usée par la compassion, Ellie (Sadie Sink), fille distante, blessée, et Thomas (Ty Simpkins), jeune missionnaire mû par une foi sincère mais naïve. Au fil de ces échanges, les couches de la vie de Charlie se dévoilent lentement, entre culpabilité, espoir, rédemption, et la quête d’un ultime lien avec le monde, alors même que le temps semble lui échapper.

Il serait vain de contourner l’argument central – et incontestablement le plus relayé – du film : Brendan Fraser. Chaque seconde de sa présence à l’écran renforce l’attachement à son personnage, tant par l’émotion que par l’intensité physique qu’il déploie. Sous le maquillage et les prothèses, Fraser parvient à incarner, avec une justesse saisissante, l’effort titanesque que représente pour Charlie le moindre mouvement. Une simple marche dans un couloir devient une épreuve, une lutte à la limite du soutenable, qui provoque chez le spectateur une tension presque viscérale. Qu’il s’agisse de sa faim irrépressible, de sa sueur constante, de son souffle rauque ou de ses crises d’angoisse, tout dans sa condition est montré frontalement, sans concession, jusqu’à en devenir physiquement difficile à supporter. Et pourtant, avant même que le récit ne livre les clefs de son passé, tout est déjà dit dans ce corps : sa souffrance, son isolement, sa résignation. Le titre, The Whale, renvoie bien sûr à la figure de la baleine de Moby Dick, thème d’une dissertation que Charlie relit avec obstination. Cette métaphore devient centrale : une créature traquée pour satisfaire les pulsions narcissiques d’un homme. Charlie, lui aussi, devient l’objet – ou la victime – des projections de ceux qui l’entourent, chacun cherchant à combler un manque à travers lui, au mépris de sa détresse. Y compris lui-même, qui s’abandonne lentement dans une forme d’autodestruction que masque à peine la quête d’un idéal moral ou affectif. Son désintérêt pour sa propre survie, ses excuses perpétuelles, son refus de soins médicaux plus adaptés témoignent d’un mal-être profondément ancré, que le film finit par éclairer avec une révélation à la fois douce et déchirante. Une révélation qui bouleverse la perception que l’on a du personnage, mais surtout celle qu’il a de lui-même – consciemment ou non.

© 2023 PLAION PICTURES

C’est comme si le corps de Charlie était devenu la matérialisation brute de toutes les blessures invisibles qu’il porte en lui, le reflet physique des trahisons, des abandons, et du deuil qui l’ont lentement dévasté. Ses erreurs passées, indéniables, soulignent son humanité imparfaite, mais il devient difficile de les lui reprocher face à l’hostilité constante de sa fille, Ellie, dont la cruauté frôle parfois la maltraitance, ou à l’aveuglement de Thomas, incapable de percevoir les véritables besoins spirituels de Charlie. Pourtant, à mesure que l’on découvre les failles de ces visiteurs, leurs propres origines, leurs blessures, une forme d’empathie émerge – non pour excuser leurs actions, mais pour en comprendre les racines. Chacun des personnages est traversé par une détresse propre, et chaque confrontation fait affleurer soit leurs zones d’ombre, soit les derniers éclats vacillants de leur humanité. Thomas, en particulier, incarne l’un des visages les plus insidieux du mal qui ronge Charlie : celui, intime et violent, des traumatismes religieux, de cette tentative de destruction identitaire opérée au nom de principes moraux dévoyés. Son zèle, teinté d’égoïsme, devient le miroir d’une hypocrisie contre laquelle Charlie s’élève de plus en plus, à mesure que sa lucidité grandit. Dans cette lutte intérieure, il s’accroche à une forme de dignité fragile mais essentielle, et c’est précisément dans cette tension – entre l’abandon et la lumière – que réside la beauté la plus douloureuse du film. Le final, à ce titre, est d’une intensité émotionnelle rare. Porté par la puissance des performances, le dévoilement des dernières vérités, un ultime sursaut de volonté et une image finale d’une force visuelle discrète mais dévastatrice, il achève de faire de The Whale une expérience bouleversante, dont le dernier souffle reste suspendu longtemps après que l’écran s’est éteint.

Matthew Libatique, fidèle directeur de la photographie d’Aronofsky, continue ici de démontrer pourquoi il est l’un des plus talentueux du milieu. L’espace unique où se déroule toute l’action – cette maison qui devient la prison de Charlie – est filmé comme un purgatoire intime, baigné d’une pénombre épaisse, pesante, à l’image de la solitude et de la déchéance du personnage. En contraste, les rares percées de lumière naturelle, filtrant par les fenêtres ou la porte d’entrée, apparaissent presque célestes, comme la promesse d’un monde meilleur – ou d’une rédemption – qui demeure inaccessible, volontairement ou non. Étrangement, au-delà de la performance magistrale de Fraser, c’est peut-être le choix du format qui m’a le plus marqué : tourné en 4:3, le film enferme littéralement Charlie dans le cadre, accentuant sa masse, sa présence, et notre propre proximité avec sa souffrance. Ce resserrement visuel, combiné à la volonté caractéristique d’Aronofsky de ne jamais édulcorer la misère physique et morale de ses personnages, rend The Whale aussi éprouvant qu’hypnotique. Lorsque le générique s’est lancé, porté par la partition ample et poignante de Rob Simonsen, je suis resté saisi. Le film vous broie lentement le cœur, vous donne l’illusion de le recoller, puis le brise à nouveau, jusqu’à le laisser dans un état de douce douleur, à la fois sale et lumineux. Si la performance de Brendan Fraser est le point d’ancrage émotionnel de l’œuvre, elle ne résume pas à elle seule ce qui rend le film aussi marquant. The Whale est une expérience brutale, viscérale, mais profondément humaine – l’un des films les plus forts de l’année, et une nouvelle pièce maîtresse dans la filmographie déjà monumentale de Darren Aronofsky. Après Requiem for a Dream, The Wrestler ou Black Swan, il semble désormais clair que The Whale est destiné, lui aussi, à entrer dans le panthéon du cinéma contemporain.