[CRITIQUE] Siège – Juste une Goutte

Emmanuel Kant, éminent philosophe, était profondément convaincu que toute perte de fluides était néfaste. Pour l’homme imperturbable né, ayant vécu et disparu dans les rues de Königsberg, tout liquide corporel gaspillé était synonyme d’une fuite d’énergie vitale, une extravagance aussi injustifiable qu’inutile, aussi superflue que dépourvue de justification. Qu’il s’agisse de salive, de sang, de sperme, ou plus couramment de sueur, la consommation de tout fluide était, selon lui, une faute. Dans cette perspective, et peut-être sous d’autres angles également, Siège, réalisé par Miguel Ángel Vivas, se présente comme un film antikantien. Il équivaut essentiellement à une expérience remplie de transpiration. Il y a perte de salive, et dans une moindre mesure, de sang, mais l’essentiel réside dans la sensation physique étouffante qui vous prend lorsque vous vous retrouvez pris au piège à l’intérieur de chacune des séquences qui composent ce spectacle simplement suffocant, mais néanmoins exaltant.

L’histoire se déroule autour d’une femme, une débutante dans la police anti-émeutes, qui se trouve être également la personne responsable de l’expulsion d’une autre femme immigrée originaire du Nigeria. Ces deux femmes se verront contraintes de se défendre mutuellement, de se protéger et, en effet, de suer ensemble lorsqu’elles seront traquées par un réseau de forces de l’ordre (dont certains sont les collègues de la première) tout à fait corrompus et en proie à la sueur. Dès les premières secondes, il est clair que nous sommes ici pour transpirer, que ce soit de peur, d’angoisse, de nervosité ou simplement de chaleur, mais transpirer, en fin de compte.

L’écran se rétrécit et se resserre autour de notre regard, nous plongeant dans un cinéma obscur où l’on se sent à la fois coupable et contraint de vivre intensément. Quoi qu’en dise Kant, perdre des fluides purifie. Le long-métrage cherche à traduire à l’écran le bruit d’une bataille entre des corps qui se heurtent et s’enflamment. La caméra se consacre avec ardeur à frapper les visages, à érafler la surface de la peau et, le cas échéant, à caresser doucement les parties intimes. Tout est inflammable. La mise en scène est au service d’un écran qui aspire à être imprégné de cette substance humide et légèrement visqueuse que la science naturelle nomme la vie, une vie qui tache. Autrement dit, c’est saisissant.

Le scénario de la débutante Marta Medina s’adapte parfaitement à l’intention et à l’ardeur du projet. Les éléments à la fois magiques et ethnographiques qui encadrent le récit dessinent un espace à mi-chemin entre le surréalisme et le rêve d’une réalité sale, injuste, brutale et très (très) misogyne. L’idée est de confronter l’espoir idéalisé de ceux qui fuient la misère de leur pays d’origine à la désillusion sans équivoque de ce qu’ils trouvent de l’autre côté. C’est dans ce contraste entre la matérialité brute d’un corps revêtu d’une armure obéissant aux ordres et la spiritualité de la chair fragile frappée par la violence que réside le sens profond de cette œuvre cru, contradictoire, et comme nous l’avons dit, imprégné de sueur et de sang. Natalia de Molina y transpire et saigne avec conviction et engagement, tandis que Bella Agossou suinte et saigne avec désespoir.

On peut dire que Siège adopte les préceptes claustrophobiques du récent Athena de Romain Gavras, tout en étant redevable de cette branche du cinéma qui se perçoit comme une orgie d’énergie vitale gaspillée. Shakespeare disait peut-être en réponse anticipée à Kant que chaque fois qu’un homme agit, il perd un liquide, que ce soit du sang, du sperme ou du lait. Il le disait sans jugement moral, indifférent à savoir si c’était bon ou mauvais. Siège, en opposition au philosophe de Königsberg, en est la preuve. C’est du cinéma qui transpire.

Siège de Miguel Ángel Vivas, 1h40, avec Natalia de Molina, Bella Agossou, Francisco Reyes – En VOD le 4 mars 2024

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