Adaptation du roman éponyme d’Alasdair Gray, Pauvres Créatures reprend l’aliénation de l’individu en société contemporaine pour thème principal, couvert dans l’intégralité du cinéma de Yórgos Lánthimos. À la suite du suicide d’une jeune femme enceinte (Emma Stone), le docteur Godwin Baxter (Willem Dafoe) la repêche afin de la faire renaître en lui implantant le cerveau de son bébé. Elle se nommera Bella Baxter, devra apprendre à vivre à leurs côtés sans vouloir découvrir toute la folie de ce grand monde qui l’entoure. Ce pitch rappelle évidemment le récit de Frankenstein (1818) écrit par Mary Shelley, ainsi que le conte fantaisiste Pinocchio (1812) des Frères Grimm, mais manque à la fois de poésie et de douceur. La conception d’une comédie noire sur les conséquences de la création humaine est plutôt intéressante si l’on en juge le parti-pris de caricaturer chaque personnage, soit bouffon, naïf, ou rustre. Seulement, Lánthimos – l’homme du fisheye lens – ne cherche pas de point d’équilibre et préfère l’excès à la modération.
Cela est tout à fait problématique dans la mesure où la douleur que pourrait percevoir Bella n’est jamais correctement matérialisée, tout au plus dédramatisée par des sketches assez vains et salement répétitifs. C’est par instant qu’il est accordé plus de temps à la perception des scientifiques, non contents de leur création mais pas alarmés au point de s’en préoccuper davantage. Ainsi, le cinéaste cumule les voyages géographiques avec son héroïne en spectacularisant l’horreur des situations. Quid de se rappeler qu’elle n’ait pas tout à fait conscience de ce qu’elle fait, habitée par l’esprit d’un bébé, il faut être amusé par les « bonds furieux » qu’elle apprécie sans restriction. Et si le rustre incarné par Mark Ruffalo est représenté pitoyablement, le rire provoqué par la multiplication des ébats sexuels occasionnés avec Bella questionne. L’abus de position en deviendrait hilarant, objet de mise en scène constant et fascinant visiblement son auteur. Or, ce qui rend heureuse Bella ne la met pas forcément en position de pouvoir…
Les travellings donnent de l’emphase au trop plein de vie qui anime Bella, comme enjouée à l’idée de sur-vivre en permanence. Mais peu de ce qu’il se passe autour d’elle est caractérisé péjorativement, ou remis en perspective figurativement. C’est un monde fantaisiste avec ses failles qu’il nous faut appréhender sans en rejeter bien des éléments, tel un parc d’attraction dont les plus effrayantes sont également les plus attirantes. Non pas que toute cette démarche soit entièrement condamnable, mais la distinction de ce qui est acceptable ou ne l’est plus devient très approximative. Précisément, Pauvres Créatures pourrait se rapprocher des œuvres de Terry Gilliam. À la différence qu’on retrouve ici, une absence du regard politique ou encore de l’immensité des strates qui enferment l’ensemble des individus. Il n’y a que très peu de hauteur prise sur les lieux filmés, tous au plus statiques contrairement à ses sujets d’action. Il est clair que l’enfermement psychologique de Bella est l’obstacle majeur à l’affranchissement de cette femme, et ses possibilités pour en échapper paraissent peu crédibles et limitées. Cependant, les solutions à cet enjeu se dévoilent abruptement, d’une manière miraculeuse, alors même que des liens entre son créateur et son mari en introduction étaient bien introduits plus tôt.
Les excursions succinctes n’ont d’intérêt que les entourloupes auxquelles Bella fait face, acceptant son sort en fonction des circonstances. Pendant ce temps, ce sont les scientifiques qui élaborent une nouvelle poupée, se déresponsabilisant de leur première création. Il est d’autant plus étrange que Lánthimos ne fasse de ces deux personnages que de vulgaires artisans, à qui il leur revient leur poupée sans tracas. Bella avait tout vu, vécu, épanouie dans son trajet de vie mais finit par se contenter de ce qu’il y a de plus conforme. L’erreur se situe dans le défilage de performances à la minute, les acteurs ne provoquant de quelconque émotion si ce n’est le rire malgré leur talent indéniable.
Si Emma Stone brille par la qualité de ses expressions, l’inaptitude sociale de la femme qu’elle incarne valait mieux que les digressions multiples sur des gags périmés par leur persistance. Au fond, elle reste un pantin clownesque même en conclusion. Sexualité, catholicisme, vices en tous genres viennent bousculer le chemin de Bella, et elle demande « est-ce que ça ne finirait pas par tourner en boucle » ? Le bousculement des registres employés étant sollicité en permanence, son infusion hyperactive et colorée restera en mémoire. Certainement pas ce qui en ressort.
Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos, 2h21, avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe – Au cinéma le 17 janvier
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William Carlier3/10 Simple comme nulSi Emma Stone brille par la qualité de ses expressions, l’inaptitude sociale de la femme qu’elle incarne valait mieux que les digressions multiples sur des gags périmés par leur persistance. Au fond, elle reste un pantin clownesque même en conclusion. Sexualité, catholicisme, vices en tous genres viennent bousculer le chemin de Bella, et elle demande « est-ce que ça ne finirait pas par tourner en boucle » ? Le bousculement des registres employés étant sollicité en permanence, son infusion hyperactive et colorée restera en mémoire. Certainement pas ce qui en ressort.
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Enzo Durand6/10 Satisfaisant
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Vincent Pelisse4/10 Passable
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JACK7/10 BienSon monde étant tout aussi distordu qu'elle, Pauvres Créatures banalise l'étrangeté supposée de son héroïne et amoindrit son pouvoir de contestation. Mais la performance habitée d'Emma Stone est telle que la comédie de Yórgos Lánthimos fait quand même mouche.