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Past Lives | L’amour en régime diasporique

Critique | Past Lives – Nos vies d’avant de Céline Song | 1h46 | Par Louan Nivesse

Dès son premier mouvement, Past Lives se construit comme un agencement de regards croisés et de positions dissymétriques : la séquence d’ouverture, qui semble à première vue anodine — trois personnages assis à un comptoir new-yorkais, observés à distance par deux voix anonymes commentant la scène —, déploie déjà la grammaire fondamentale de ce que Céline Song va tisser tout au long du récit, à savoir une dialectique fine entre le regard porté et le regard subi, entre ce qui se donne à voir et ce qui résiste à l’interprétation immédiate. Il ne s’agit pas simplement d’installer un mystère ou d’introduire un triangle relationnel que le spectateur·ice serait invité·e à décoder, mais bien de poser les coordonnées politiques d’un système d’énonciation visuelle : qui est regardé·e, depuis quelle position, avec quels cadres de référence, dans quel espace social ? Cette scène, en apparence mineure, place déjà les personnages dans un rapport de visibilité partielle, et inscrit le spectateur·ice dans une position d’interrogation plutôt que de maîtrise. Elle interroge moins le lien amoureux que le régime de visibilité dans lequel il s’inscrit, et c’est à partir de cette ligne que l’ensemble du dispositif filmique va se déployer, non comme un simple récit sentimental, mais comme une enquête sur les structures symboliques, affectives et spatiales qui organisent les conditions de l’attachement dans un monde globalisé.

Trois corps en équilibre, pris dans la lumière douce d’un lien impossible. / © ARP SELECTION

Cette logique de la distance, qui ne cesse de se redéployer à chaque étape de l’histoire, ne se manifeste pas seulement dans la diégèse mais s’incarne formellement dans la manière dont la caméra compose ses plans, agence ses profondeurs de champ et construit la temporalité du récit à travers un montage qui refuse l’accélération dramatique pour préférer l’étirement, la dilatation, la lenteur comme condition d’une affectivité non spectaculaire. Loin de proposer un récit fondé sur la progression psychologique ou la résolution d’un dilemme, le découpage temporel en trois blocs séparés par douze années chacun établit un régime de répétition douce où chaque séquence fonctionne comme la résonance de la précédente, non dans une logique de continuité narrative, mais dans une dynamique de variation lente, presque musicale, qui engage une forme d’attention méditative. Le montage ne dramatise pas les retrouvailles, il ne produit aucun effet de surprise ni de cassure, et c’est précisément cette retenue, ce refus du choc, qui permet à la mémoire — individuelle, culturelle, migratoire — de se déployer non comme flash ou comme trauma, mais comme sédiment, comme force souterraine qui infléchit la parole, modifie le rythme des échanges, affecte la texture même des images.

Les scènes d’échange à distance, notamment les longues conversations sur Skype entre Nora (Greta Lee) et Hae Sung (Teo Yoo) dans leur vingtaine, mobilisent un régime d’image profondément marqué par l’expérience technologique contemporaine de l’exil : les visages pixellisés, les regards qui ne se croisent jamais tout à fait, les décalages de voix et les silences qui ne tombent pas au bon endroit ne sont pas des détails esthétiques, ils constituent le cœur même de l’économie affective que le film met en place. Ces appels vidéos, fragmentés, partiels, imparfaits, incarnent dans leur dispositif la condition diasporique : non pas une perte pure, mais une relation maintenue dans l’intervalle, dans la latence, dans la distance irréductible entre les lieux, les langues, les temps. Ce que Céline Song donne à percevoir à travers ces scènes, c’est la structure profondément décentrée de la communication contemporaine, où l’échange ne suppose plus l’immédiateté de la présence, mais une circulation de signes toujours légèrement disjoints, où l’émotion, au lieu de surgir frontalement, s’insinue dans les micro-décalages, les hésitations, les gestes inaboutis. Le numérique, ici, n’est pas un obstacle, il devient la forme même de la relation : l’amour se fabrique à travers les failles de la transmission.

Le cadre domestique qui structure la relation entre Nora et Arthur (John Magaro) repose, quant à lui, sur une autre géométrie, celle de l’optimisation conjugale dans un contexte néolibéral où la vie à deux est inséparable des décisions économiques, administratives, professionnelles qui la conditionnent. Lorsque Arthur, allongé auprès de Nora dans leur lit new-yorkais, confesse son incapacité à comprendre le coréen que sa compagne murmure en dormant, il ne dévoile pas simplement une insécurité personnelle, mais met au jour une asymétrie structurelle entre deux subjectivités façonnées par des histoires, des langues et des appartenances radicalement hétérogènes. Le décor ici n’est pas neutre : la chambre, soigneusement éclairée, aménagée dans une palette chaude, presque apaisante, devient le théâtre d’une parole contenue, d’une tension feutrée, où le déséquilibre n’est jamais conflictuel, mais constitutif de la relation. La caméra, placée à hauteur d’yeux, sans effet de dramatisation, capte cet échange avec une économie rigoureuse, qui refuse la démonstration au profit d’une observation précise, minutieuse, presque clinique. Ce qui se joue dans cette scène, ce n’est pas l’aveu d’une jalousie ou d’un manque, mais la reconnaissance d’un hors-champ irréductible, d’une mémoire qui ne s’articule pas, d’un passé qui ne peut être intégré sans reste.

Nora et Hae Sung, réunis en plein jour, l’espace d’un souvenir incarné. / © ARP SELECTION

Au lieu de construire une opposition binaire entre les deux figures masculines, le récit agence des intensités différenciées, des rapports au temps, à l’espace et à la parole qui coexistent sans hiérarchie. Hae Sung, loin d’incarner un archétype de l’amant mélancolique, apparaît comme un corps-temporalité : il est à la fois ancré dans une autre langue, une autre ville, une autre manière d’être au monde. Son retour dans la vie de Nora ne provoque pas de crise, il crée une ouverture, une faille douce dans la linéarité apparente de son existence new-yorkaise. Lorsqu’ils marchent ensemble dans les rues, le plan adopte un travelling latéral d’une grande fluidité, où la caméra glisse sans couper, maintenant les corps à distance tout en soulignant leur synchronie momentanée. Ce mouvement n’annonce ni un basculement, ni une résolution ; il configure un espace partagé, transitoire, où la présence de l’un révèle à l’autre ce qu’il ou elle croyait avoir laissé derrière. La ville, loin de se présenter comme un décor romantique, fonctionne ici comme un territoire de superposition : les lieux ne sont pas habités, ils sont traversés, arpentés, investis le temps d’une errance commune qui ne débouche sur aucun projet, sur aucune réinscription durable. Ce n’est pas l’espace de la rencontre, mais celui du souvenir incarné.

La force du dispositif tient ainsi à sa capacité à refuser toute forme d’achèvement, à maintenir les figures dans une tension permanente entre le déjà-là et le jamais-eu, à inscrire dans la matérialité des images une politique du renoncement non comme résignation, mais comme modalité d’existence. Les silences ne sont jamais des vides, ils densifient les plans, chargent les visages d’une intensité qui ne se déploie pas dans l’expressivité, mais dans la retenue. La musique, lorsqu’elle intervient, n’accompagne pas l’émotion, elle la frôle, la souligne sans l’envahir, accentuant par contraste le travail de suggestion que mène la mise en scène tout au long du récit. Rien ne se ferme, rien ne se boucle : la dernière séquence, avec ce plan fixe sur Nora, seule après le départ de Hae Sung, ne vient pas conclure une histoire, elle laisse en suspens une constellation d’affects, de choix, de souvenirs et d’absences. Ce que Past Lives met en jeu, au-delà des affects individuels, c’est une cartographie de l’attachement dans un monde traversé par les déplacements forcés, les contraintes migratoires, les impératifs économiques. La mise en scène ne cherche pas à raconter une histoire d’amour contrarié, elle propose une réflexion rigoureuse sur les conditions de possibilité — ou d’impossibilité — des liens dans un espace mondialisé où les subjectivités se construisent à la croisée de plusieurs régimes de langue, de temps, d’injonctions sociales. L’image, alors, devient un outil critique : non pour illustrer une émotion, mais pour en cartographier les conditions, en explorer les seuils, en révéler les agencements. Ce que Céline Song trace, ce n’est pas l’histoire de deux êtres séparés par le destin, mais la logique discrète mais implacable d’un monde où la séparation constitue la condition normale du lien.

| Au cinéma le 13 décembre 2023