Le début de Paradis s’ouvre en hiver. Nous y voyons un vieil homme près d’un feu de camp. Les flammes sont encore circonscrites. Surtout, cet homme se réjouit du silence apaisant qui règne dans la forêt. Cette tranquillité disparaîtra bientôt. S’ensuit un plan en hélicoptère qui nous montre le petit village de Shologon sous la neige. Quelques centaines d’âmes doivent vivre ici, enclavées dans la forêt, perdues au milieu de l’immensité sibérienne. C’est le récit de cette communauté isolée qu’Abaturov souhaite documenter. En particulier quand à l’été 2021 un incendie ravage les alentours sur des milliers d’hectares. Plus tôt, un texte nous initiait au concept juridique russe de « zone de contrôle » : une zone où les autorités ne sont pas dans l’obligation d’intervenir si le coût de l’intervention est supérieur aux dommages estimés. Shologon fait parti d’une de ces zones de contrôle. Dès lors, il s’agit pour les habitants de s’organiser afin de limiter au maximum la propagation du feu vers leurs habitations.
Un combat homérique que l’on pourrait croire perdu d’avance si l’ensemble du village n’était pas totalement déterminé à agir. Bon an mal an, tout le monde est mis à contribution. Le maire en coopération avec le seul garde forestier organise des réunions pour décider d’un plan de défense. « Il s’agira de se poster là, de creuser des tranchées ici, d’allumer des contres-feux ensuite ». Malgré leur vieillesse et leur fatigue, tous les hommes sont réquisitionnés. Les femmes, elles, se relaieront pour faire la cuisine certes, mais aussi pour prêter main forte aux hommes face au feu. Abaturov s’immisce dans ces conversations plus ou moins formelles et donne à montrer l’intelligence collective au travail. En effet, il s’agit pour eux de s’auto–organiser face au silence assourdissant de l’État. Bien que le portrait de Poutine surplombe l’audience dans le bureau du maire, celui-ci ne daigne agir. Seuls quelques gardes forestiers de plus, dépêchés dans la précipitation, viendront aider cette communauté.
Puis arrive le moment où il faut s’enfoncer dans la forêt, rencontrer l’incendie. Cahin-caha, sur leurs tracteurs et leurs camionnettes, ils entrent dans un territoire dévasté par les flammes. Tout juste ont-ils chacun un masque et des lunettes de protection. Vulnérables, ils distinguent le brasier dans un nuage oppressant de fumée compact ; d’un gris de plomb, il recouvre tout. Les yeux coulent, la respiration devient difficile. Enfin, nous nous retrouvons au coeur de l’incendie. Si filmer le feu a quelque chose d’hypnotisant en soi, Abaturov va travailler des jeux de perspective entre la petitesse des individus et l’ampleur de l’incendie. De surcroit, les moyens dérisoires avec lesquels cette communauté lutte accentuent le sentiment de fascination et d’humilité. En effet, leurs seuls outils se résument à quelques pelles, un aspergeur d’essence et des pulvérisateurs d’eau.
Surtout, ce qui frappe, c’est le soin avec lequel le réalisateur traite les sons. Nous sommes enveloppés par toutes sortes de bruits qui rendent bien compte du chaos. Les arbres craquent et leurs effondrements résonnent dans la taïga. Les flammes crépitent et le bruit constant de l’incendie qui couvre tout, s’installe dans ce décor sonore apocalyptique. Parfois, le vent se lève et les bourrasques par leur sèche amplitude ont alors quelque chose de percutant. Quand enfin, la pluie s’abat sur un toit, chaque goutte sonne comme un soulagement inespéré.
Cette attention apportée aux éléments est le prolongement esthétique du rapport réel qu’entretient cette communauté avec la nature, un rapport d’abord matériel et concret. Ils vivent isolés dans un territoire inhospitalier. Cette position les oblige, plus qu’ailleurs et encore plus dans une situation de crise, à s’acclimater à leur environnement. Ainsi, s’attardent-ils sur la direction du vent, désespèrent-ils d’attendre la pluie. Mais, au delà de ce rapport prosaïque, cette communauté entretient également un rapport mystique à la nature. Ils personnifient l’incendie en l’appelant « le dragon ». Doué d’une conscience, il est imprévisible et « ses langues » ne cessent d’éroder la forêt. De plus, Abaturov introduit la voix-off d’un enfant du village qui répète son rôle pour une pièce de théâtre qui doit être jouée dans le gymnase. La pièce traite elle aussi des éléments et notamment du vent en charge de « faire plier les arbres et les forêts ». La personnification de cet allié objectif de l’incendie achève de rendre le documentaire passionnant et dénote, si nous en doutions encore, d’un œil documentariste affuté.
Paradis d’Alexander Abaturov, 1h28 – Au cinéma le 30 août 2023