Après une gestation qui s’étend sur plus de deux décennies, Megalopolis, l’œuvre tant espérée de Francis Ford Coppola, a traversé un périple semé d’embûches tout au long de sa genèse. Pour assurer son financement, l’illustre réalisateur a dû se résoudre à céder son château vignoble, une décision empreinte de l’amertume des sacrifices consentis au nom de l’art. Une fois les projecteurs braqués sur le plateau, le tumulte des caméras n’a pas apaisé les tourments. Des obstacles surgirent, des querelles éclatèrent, notamment avec les équipes dévolues aux prodiges des effets spéciaux, dont les créations ne trouvaient pas l’approbation escomptée de Coppola. De surcroît, certains acteurs s’adonnèrent à des caprices peu en accord avec l’éthique professionnelle, jetant ainsi une ombre sur l’atmosphère studieuse du lieu de tournage. Des témoignages, parfois troublants, commencèrent à filtrer, évoquant des comportements déplacés, voire abusifs, au sein de l’équipe, offensants à l’égard des valeurs prônées par le mouvement #MeToo. Enfin, dénicher des distributeurs pour le film se révéla une entreprise herculéenne dans maints territoires, complexifiant davantage une situation déjà épineuse.
Il est indéniable que de telles épreuves, semées d’embûches, demeurent rares, rappelant l’épopée de Terry Gilliam et son L’Homme qui tua Don Quichotte – déjà avec Adam Driver -, autrefois empêtré dans les rets du destin. Toutefois, la comparaison s’émousse lorsque l’on s’attarde sur les détails. Si les déboires de Gilliam semblaient davantage liés à la malchance, ceux de Coppola pour Megalopolis s’étendent bien au-delà des caprices du sort. Il est vrai que l’ampleur et la complexité du projet de Coppola, non soutenu par une multitude de maisons de production, peuvent susciter des interrogations. Peut-être est-ce là l’indication que Megalopolis était, dès l’origine, une idée séduisante en apparence, mais dénuée de la substance nécessaire à sa concrétisation.
Dans cette fable évocatrice, une épopée romanesque se déploie au sein d’une Amérique imaginaire, étreinte par le déclin. La cité de New Rome se tient à un carrefour décisif, immergée dans un conflit de grande ampleur opposant deux protagonistes de premier plan : César Catilina, incarné par Adam Driver, qui détient un pouvoir envoûtant sur le temps, et le maire Franklyn Cicero, campé par Giancarlo Esposito, défenseur intraitable du conservatisme. D’un côté, Catilina incarne l’espoir d’un avenir utopique, animé par un idéalisme rayonnant. De l’autre, Cicero, figure emblématique du conservatisme, s’attache avec ardeur à maintenir un statu quo rétrograde, préservant les intérêts égoïstes, les privilèges et les milices privées. Au cœur de cette saga, Julia Cicero, interprétée par Nathalie Emmanuel, fille du maire et icône de la jet-set, se trouve plongée dans les tourments d’un dilemme passionnel. Éprise de César Catilina, elle se débat entre ces deux êtres d’exception, confrontée à la quête de ce qu’elle estime être le destin de l’humanité.
Tel que présenté lors du Festival de Cannes, l’œuvre (est-ce son testament ?) de Coppola semble s’apparenter davantage à une incongruité qu’à un digne successeur philosophique de Blade Runner. Le désarroi s’installe dès les premières minutes, le réalisateur optant pour une esthétique d’une netteté presque excessive, une profusion de couleurs qui, en l’absence d’effets numériques, confère à l’ensemble une allure télévisuelle. Tout semble aussi lisse que l’éclat artificiel des émissions de téléréalité. À y réfléchir, cette orientation ne surprend guère, puisque son long-métrage s’attèle à brouiller les frontières entre les réflexions politiques contemporaines et un univers parallèle à la Matrix. Cependant, la reprise de Mihai Mălaimare Jr. en tant que directeur de la photographie, déjà en charge de Tetro et Twixt, où son travail laissait déjà à désirer, et qui a depuis œuvré dans des productions visuellement fades telles que The Hate U Give : La Haine qu’on donne ou Sleepless, suscite des interrogations légitimes quant à la justification de cette esthétique.
Il devient difficile de tout excuser au nom de l’intention artistique lorsque la caméra oscille entre une mise en scène calquée sur les séries sentimentales et des délires esthétiques tantôt éclatants, tantôt complètement absurdes. L’esprit divague alors vers une fusion improbable entre les extravagances d’Arielle Dombasle et le grotesque de Terry Gilliam. Et pourtant, au fil du long-métrage, cette excentricité parvient, après le désarroi, à captiver. On se moque, on rigole, mais le spectateur qui s’est investi des années pour se construire des attentes envers ce projet d’une vie, lui, va certainement pleurer.
La grandeur de Francis Ford Coppola réside dans la subtilité de ses compositions visuelles, qui lui permettent de peindre des portraits saisissants de ses personnages. Malheureusement, cette qualité semble absente dans cette œuvre. Contraint d’avoir recours à une voix-off envahissante pour exprimer son point de vue sur ses protagonistes, Coppola les filme tous de la même manière : des plans fixes, rigoureusement centrés, dépourvus de toute variété de perspectives. Cette uniformité entrave l’exploration des profondeurs psychologiques des personnages. Pourtant, l’œuvre ne manque pas de personnalité. De la critique acerbe de la fracture politique aux États-Unis à la peinture de la lutte des classes, en passant par la représentation d’une figure messianique, l’exploration des thématiques religieuses et la présence d’une sensualité affichée à l’écran, Coppola aborde une pléthore de sujets. Néanmoins, cette ambition éclectique se dilue dans un amalgame indistinct, rendant difficile la discernabilité d’une vision cohérente. Surtout, le contexte et le cadre de l’univers imaginé ne sont jamais clairement établis. Comment fonctionne cet univers ? Quels sont ses codes, ses règles ? Cette absence de fondation narrative est déconcertante.
Le montage ne facilite pas non plus la compréhension. Avec cette pléthore de personnages, tous incarnés par des têtes d’affiche, une fois réunis dans un même lieu, la caméra, et surtout le découpage au montage, peinent à trouver un point focal. Alors qu’Adam Driver délivre un discours impassible dans un coin, Aubrey Plaza lance des sous-entendus plus loin, à proximité du troubadour Shia LaBeouf qui cabotine, tandis que Giancarlo Esposito tente de jongler avec six émotions simultanément, et ainsi de suite. Les interactions se multiplient, les conversations divergent, et une cacophonie maladroite s’installe, rendant toujours plus difficile la saisie du propos.
Megalopolis se dresse telle une épopée de désarroi, où Francis Ford Coppola observe avec un œil vieillissant notre monde en perpétuelle mutation. Tel un patriarche dépassé par l’essor des QR codes, et un “Dirty” Papy dont les fantasmes débordent sur ses actrices (ou même ses figurantes – clin d’œil), Coppola dépeint Aubrey Plaza par ses courbes et ses pulsions. Cette œuvre, à la fois inimitable et improbable, réussit l’exploit de susciter six émotions simultanées au fil d’un récit qui s’étend sur deux heures et dix-huit minutes, mais dont l’impact s’étend sur huit heures. Notre unique satisfaction réside dans nos rires moqueurs et les flèches lancées douloureusement en direction du postérieur de LaBeouf. Ainsi, le paysage cinématographique se divise désormais en deux clans de vétérans : d’un côté, les inébranlables Spielberg, Scorsese, Eastwood, et de l’autre, les décadents Polanski et… Coppola.
Megalopolis de Francis Ford Coppola, 2h18, avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel – Prochainement au cinéma