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[CRITIQUE] L’Histoire de ma femme – Taquine possession romanesque

Après le triomphe retentissant de Corps et Âme, un film dont la tendresse stoïque et l’intimité tangible ont fait figure d’exception parmi les récents lauréats de l’Ours d’or, Ildikó Enyedi revient à la réalisation avec son adaptation tant attendue du roman de guerre de Milán Füst, qui raconte l’histoire d’un certain capitaine Jakob Störr, commandant néerlandais d’un cargo qui soupçonne sa femme d’infidélité. Pas moins personnel, énigmatique ou émouvant que les œuvres précédentes du réalisateur, L’Histoire de ma femme s’inscrit dans un cadre d’époque qui met l’accent sur les relations humaines et leurs incertitudes souvent inconstantes et fragiles, opposant la clarté de la raison à la malice de l’émotion dans un condensé de tromperie et de possession romanesque à la fois taquin, frustrant et tout à fait racontable.

L’application ironique de la vanité par Enyedi imprègne ses films d’une délicieuse sérendipité à travers laquelle émergent les dialectiques ludiques et pernicieuses de l’amour piégé par une liberté radicale, là où Corps et Âme faisait passer entre ses deux sens la promesse d’un rêve enneigé partagé, L’Histoire de ma femme adopte comme première prémisse un principe susceptible d’être considéré comme déplaisant aujourd’hui : le principe de fanfaronnade effrontée qui afflige notre malheureux capitaine lorsqu’il annonce à son ami, dans un café, l’intention d’épouser la première femme qui entrera. Le fait que cette intention soit suivie d’une action, et d’une action au succès retentissant, souligne l’absurdité spirituelle qu’Enyedi fonde néanmoins sur la réalité, comme le font la plupart des envolées euphoriques de cette fantaisie. Les “déboires” de Jakob commencent donc, digérés et transmis par sept leçons retraçant le mariage et la dissolution de l’infortuné Hollandais (Gijs Naber) et de la Française Lizzy (Léa Seydoux) lorsque celle-ci accepte sa proposition.

La passion de la possession

Figure d’autorité solitaire toute sa vie, Jakob impose le respect par son rang et son expertise, mais reste atrocement docile dans les affaires de cœur. Idolâtrant et idéalisant sa jeune femme comme une autre possession à chérir pour sa beauté et son apparente prévisibilité, l’amoureux en herbe se retire dans les rouages de la vie maritime, certain, ou espérant être certain, qu’elle l’attendra, immaculée, à son retour. Mais lorsque Lizzy est d’abord signalée en compagnie d’un écrivain suave (Louis Garrel), puis ouvertement vue en train de flirter, la paranoïa naissante de Jakob pèse sur leur délicate histoire d’amour, provoquant un pas de deux sensuel mais vénéneux, destiné à s’effondrer sous la menace de son triangle amoureux.

En situant le point de vue de la narration dans l’inexpérience et la pudeur relatives de Jakob, L’Histoire de ma femme sera, comme il l’a sans doute été, critiqué pour son manque de clairvoyance culturelle, exacerbant sa durée relativement longue de 169 minutes par une désapprobation peut-être régressive des femmes qui mènent une vie indépendante en dehors du contrôle de leur mari. Une telle critique, cependant, suppose un mérite nécessairement dans la réflexivité, plaçant l’obsession idéologique de la critique négative sur la poétique plus illustre de la politique sexuelle en constante évolution et reléguant les productions plus traditionalistes de, par exemple, Pedro Almodóvar et Arnaud Desplechin à des étiquettes générales de misogynie. Et lorsque le jeu psychologique du chat et de la souris entre Jakob et Lizzy aboutit parfois à une impasse, Enyedi imprègne le cadre de ses personnages timides et circonspects d’une magnificence réservée, aidée par l’adoption de l’anglais comme la langue véhiculaire du film.

Somptueusement filmé comme un drame historique, L’Histoire de ma femme met en scène sa toile de fond historique à une époque contemporaine et non moins déroutante, explorant avec autant d’amertume que de sentimentalité les négociations irrésolues et peut-être irrésolvables entre le contrôle et le chaos, la fierté et les convenances dans les mers violentes mais vitales de l’amour passionné.

Note : 3.5 sur 5.

L’Histoire de ma femme au cinéma le 16 mars 2022.

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