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Les Linceuls | Le cadavre regardé

Il fait nuit sur une ville sans saison. Toronto, quadrillée par les reflets bleutés d’un modernisme stérile, semble sortie tout droit d’un catalogue high-tech où la mort serait devenue un produit dérivé. Les rues sont vides, les surfaces vitrées impeccables, et à l’intérieur, des appartements aseptisés qui ressemblent à des showrooms Apple. Vincent Cassel y erre dans la peau de Karsh, veuf inconsolable mais impeccable, silhouette rigide aux cheveux blancs trop bien coiffés, enfoncé dans un chagrin rendu rentable. Il n’a pas enterré sa femme. Il l’a connectée. Il a inventé GraveTech, un système de linceuls intelligents équipés de caméras miniatures qui permettent aux vivants de voir leurs morts se décomposer en temps réel, comme on scrolle des souvenirs sur Instagram. La douleur devient image, et l’image devient surveillance. Cronenberg ne filme pas un futur, il filme un présent qui a déjà basculé, où la technologie ne vient plus guérir l’absence mais l’exploiter, où l’intime devient donnée, et où le deuil se vit en streaming.

Le projet avait de quoi troubler, déranger même, s’il avait été traité avec la folie ou la crudité qu’on connaît au cinéaste. Mais ici, la mise en scène refuse toute fièvre. Les cadres sont fixes, souvent frontaux, figés comme les visages de ses personnages. Le corps, autrefois terrain d’expérimentation viscérale chez Cronenberg, est ici lisse, distant, vidé. La caméra ne s’approche jamais vraiment, ne respire pas. Elle observe à travers des écrans, comme si elle aussi avait été remplacée par une interface. Et c’est toute la limite du film : il parle de chair mais ne montre que des surfaces ; il parle de deuil, mais n’en produit jamais l’effet. Tout est contrôle, surtexte, rationalisation. La parole envahit chaque plan. Les personnages dissertent, théorisent, intellectualisent leur douleur dans des dialogues longs comme des conférences TED, étouffant toute émotion brute. On sent que le film veut penser le monde, mais il oublie de le faire sentir. Il parle pour combler un vide qu’il n’arrive pas à incarner. Il y avait pourtant dans cette idée — celle d’un homme qui regarde en direct la décomposition de sa femme — un vertige possible, un affront moral, une tension presque indécente. Mais au lieu d’en faire un trouble, Cronenberg en fait un concept. Même les scènes de nudité, omniprésentes, ne sont plus là pour provoquer ou émouvoir. Le corps devient simple texture, modèle 3D sans affect. Diane Kruger est là dans tous les rôles : la défunte, la sœur jumelle, la voix de l’intelligence artificielle domestique. Mais elle n’existe jamais vraiment. Elle est spectre digital, avatar vocal, fonction. Jusqu’à la scène d’amour entre Karsh et sa belle-sœur, qui aurait pu réveiller un peu de tension ou de malaise, mais que le film désamorce immédiatement en l’expliquant, en la commentant, comme s’il craignait son propre pouvoir d’évocation. Cronenberg, le cinéaste qui filmait naguère le sexe comme une collision de tôle et de peau, le laisse ici se dissoudre dans le langage. L’image est sage, le cadre est propre, la scène est morte.

Copyright Pyramide Distribution

Même les rares percées poétiques sont avortées. Il y a ce moment, pourtant, où Karsh s’allonge dans un linceul pour retrouver la sensation de sa femme. On le voit glisser lentement dans la matière, pendant que son corps se recompose à l’écran, de l’os au muscle, de la veine au souffle. C’est sans doute la seule scène de cinéma du film, où le langage se tait enfin, où la musique d’Howard Shore prend le relais, et où quelque chose se joue : une fusion, un effondrement, un désir fou de rejoindre l’autre au-delà de la mort. Mais cette scène, justement parce qu’elle est muette, est vite refermée, comme un moment de vérité trop intense pour ce film bavard. Le reste du temps, tout retombe dans l’illustration. L’intrigue — une enquête molle sur des tombes vandalisées — finit par ressembler à une distraction, un fil rouge inutile, balayé en fin de parcours par un twist grotesque (les fameuses croûtes blanches sur les os ne seraient que des artefacts d’une image générée par MidJourney…). Voilà ce que le film nous donne à avaler comme apogée dramatique : une hallucination numérique. Mais le vrai problème du film, au-delà de ses maladresses scénaristiques, c’est son regard sur le monde. Il se veut critique de la technologie, mais reste fasciné par elle. Il veut dénoncer les IA, les Tesla, les assistants vocaux coquins, mais il les filme avec la même froide admiration qu’un spot publicitaire. Cronenberg semble à la fois moquer Elon Musk et rêver d’être son conseiller créatif. Résultat : Les Linceuls ne tranche jamais. Il ne choisit pas entre satire, tragédie ou pamphlet. Il reste coincé dans une sorte de flottement désincarné, miroir d’un présent désabusé où tout peut devenir un produit, même l’absence, même la douleur. Et pendant que Karsh caresse les données de sa femme morte, dans nos vies réelles, la mort continue d’être sale, brutale, injuste. On enterre des gens sans tombe, sans IA, sans linceuls de luxe. Les vivants pleurent, sans capteurs, sans interface. Juste avec leurs mains, leurs cris, leur solitude.

Alors que faire d’un film comme celui-ci ? Il se présente comme une œuvre personnelle, un hommage à une femme aimée. Mais c’est un hommage en verre trempé, trop poli, trop vide. Il est là, assis dans le salon blanc d’un monde déjà fantôme, à parler de la mort comme on parlerait d’un bug logiciel. Et ce qu’il nous laisse, ce ne sont pas des images à hanter la mémoire, mais des fichiers temporaires. Rien qui tienne dans le ventre. Rien qui saigne. Rien qui bat.

| Au cinéma le 30 avril 2025