Nuri Bilge Ceylan est sans aucun doute le cinéaste turc contemporain le plus captivant. Ses films réussissent toujours à brosser à la fois un portrait de la société de son pays tout en décrivant précisément les individus qui la composent. Il lie l’histoire de toute une civilisation à des intrigues personnelles tout en interrogeant sans cesse les valeurs morales modernes. Les Herbes Sèches, son nouveau long-métrage, clôture sa trilogie commencée avec Winter Sleep et Le Poirier Sauvage. Ces deux œuvres précédentes examinent minutieusement la vie d’un homme, que ce soit lors de sa jeunesse ou de sa vieillesse. Avec ce nouveau film, il se place dans un entre-deux, lorsque l’individu fait le point sur son existence et sur l’homme qu’il souhaite devenir. Comme toujours chez le réalisateur, tout cela est bien sûr révélateur d’une Turquie qui fait elle aussi le point sur ce qu’elle est devenue et sur ce qu’elle souhaite être.
Ce neuvième film de Nuri Bilge Ceylan est donc comme toujours une dissection de la société turque, en mettant l’accent sur ses aspects ruraux. Le choix de faire débuter la fresque de trois heures par d’immenses paysages enneigés, se mêlant avec le ciel gris-blanc, n’est pas anodin. Il témoigne de la lenteur voire de l’emprisonnement qui émerge de ces territoires vides. L’histoire du professeur nihiliste effectuant son service obligatoire dans l’est de la Turquie, et vivant mal cette isolation prolongée de plusieurs années, sert tout d’abord de prétexte. Le réalisateur profite donc du retour de vacances d’hiver de Samet, l’enseignant, pour nous faire découvrir pendant la première heure l’ensemble de son environnement. Ses collègues, l’entente professionnelle entre plusieurs d’entre eux, et ses amis sont dévoilés à travers de longues discussions en plans fixes. Cette visite des alentours est l’occasion d’obtenir beaucoup d’informations sur l’avis de notre protagoniste, que ce soit sur la religion, la politique ou diverses valeurs. Ces débats laissent transparaître une forme d’extrême violence, toujours en sous-texte, que ce soit l’explosion handicapant Nuray ou l’exécution du beau-frère de Kenan, la brutalité est constamment présente selon le cinéaste.
Les Herbes Sèches est inspiré du journal d’Alan Aksu, co-scénariste du Poirier Sauvage, qui a donc dû faire son service obligatoire dans un petit village de Turquie. Bien évidemment, le scénario déplace donc l’action dans un hameau encore plus isolé pour renforcer les sentiments qui habitent le protagoniste. Le caractère intime de la source de l’histoire, un journal intime, amène ce long-métrage à décrire précisément toutes les variations et évolutions de Samet. Lorsque la rumeur se répand à propos des possibles tendances pédophiles du personnage principal, le film pourrait ainsi devenir un thriller similaire à La Chasse de Thomas Vinterberg. Pourtant, au lieu d’utiliser les nombreuses possibilités pour faire chuter son protagoniste (les cadeaux offerts aux enfants, la lettre soigneusement gardée ou encore son manque de relation avec les adultes), le réalisateur choisit une autre voie. Ici, la rumeur sert à effacer le protagoniste du premier plan, comme on le remarque lors de la fameuse séquence du dîner. Un travelling arrière remplace le visage de Samet par la chevelure de son amie et amante Nuray. Le regard, et donc le point de vue initial, disparaît au profit de celui des autres. C’est l’ultime signe que l’enseignant doit reprendre sa vie, et donc le récit, en main. Les Herbes Sèches se termine sur cette note d’espoir, tout de même nuancée. Comme toujours chez Nuri Bilge Ceylan, dans un monument historique turc, le récit personnel de Samet s’inscrit dans un tout plus global, établissant encore et toujours ces liens entre l’intime et l’ensemble.
Tenter de définir le cinéma de Nuri Bilge Ceylan est particulièrement difficile, mais comme à notre habitude en fin d’article, posons-nous la question : “C’est quoi le cinéma selon Les Herbes Sèches ?” C’est, comme toujours, une grande œuvre inspirée de la littérature russe, qui donne donc beaucoup de place aux dialogues. D’ailleurs, cet élément particulièrement réussi signe ici l’aboutissement de la carrière du réalisateur, qui depuis Kasaba a toujours réussi à se défaire de ses tics de réalisation pour proposer un cinéma de plus en plus épuré. À de multiples reprises pourtant, Nuri Bilge Ceylan ne résiste pas à montrer sa présence. Tout d’abord lors de cette séquence, à la moitié du film, où Samet brise le quatrième mur et pénètre sur le tournage des Herbes Sèches. Mais également à chaque fois que des photos prises par Samet, en réalité des photographies du réalisateur et de son épouse Ebru Ceylan, sont utilisées. Cette frontière que le réalisateur rend de plus en plus floue entre réalité et fiction fait de son cinéma l’un des plus captivants. Avec Les Herbes Sèches, Ceylan passe un cap, son cinéma se permet enfin toutes les possibilités. Une liberté qu’obtiennent à la fin du film à la fois Samet et le metteur en scène. Un lien de plus qu’entretiennent la réalité et la fiction.
Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan, 3h17, avec Deniz Celiloğlu, Merve Dizdar, Musab Ekici – Au cinéma le 12 juillet 2023.