L’un des événements les plus marquants de l’année cinématographique 2024 est, sans aucun doute, la venue de Mohammad Rasoulof au Festival de Cannes pour présenter sa dernière œuvre. Ce qui rend cet événement si spécial, c’est que le réalisateur avait été condamné à de la prison ferme par le régime iranien peu de temps auparavant. Bien que ce ne soit pas sa première condamnation, il a réussi à s’évader du pays, comme d’autres dissidents du régime. Le cinéaste n’a jamais caché son aversion pour le gouvernement iranien. Que ce soit dans Les Manuscrits ne brûlent pas ou Le Diable n’existe pas, il cherche, à travers son cinéma, à mettre en scène divers aspects de la société iranienne, quitte à se confronter à la censure. Les Graines du Figuier Sauvage présente un postulat similaire, quoique peut-être encore plus virulent. Derrière ce titre, qui pourrait convenir à Nuri Bilge Ceylan, se dessine l’histoire d’une famille — un mari, une femme et leurs deux filles — dont le père vient tout juste d’être promu juge d’instruction au sein du tribunal révolutionnaire. Cette promotion coïncide avec la montée d’un mouvement de protestation étudiante, suscitant rapidement des tensions au sein de la famille.
Il ne faut pas avoir froid aux yeux pour proposer une fresque pareil dans un contexte politique aussi tendu. Si les longs-métrages de Rasoulof sont toujours politiques, Les Graines du Figuier Sauvage articule son intrigue autour d’un événement encore très actuel en Iran, tout en traduisant son discours dans un cadre restreint. La lutte qui se déroule à l’extérieur se reflète à l’intérieur de ce ménage où les générations s’entrechoquent. D’un côté, un couple d’une quarantaine d’années, ayant toujours vécu sous la République islamique d’Iran; de l’autre, leurs deux filles, bien éduquées, mais influencées par un courant de pensée qui gagne de plus en plus de terrain dans les universités. On peut établir plusieurs parallèles entre ces deux générations, le plus évident étant celui de l’accès à l’information. Alors que les parents s’informent par la télévision, leurs filles défilent des reels Instagram. Ce contraste, bien que curieux, montre comment la propagande iranienne a endoctriné ses habitants. Sur les réseaux sociaux, la violence des affrontements est exposée sans filtre : le passage à tabac des étudiants est sous les yeux de tous, tandis qu’à la télévision, on parle de simples crises cardiaques. Le conflit se crée ainsi entre deux générations qui ne comprennent pas le discours de l’autre et dont le foyer est au bord de la rupture. Cette famille qui se déchire, c’est l’Iran. Le père, Iman, travaillant pour le gouvernement, se retrouve confronté aux opinions divergentes de ses filles au sujet des émeutes qui secouent le pays. Pour Rasoulof, l’Iran ne comprend plus sa population qui lui échappe, et l’endoctrinement ne suffit plus à dissimuler tous les déboires du pays.
Au sein de cette famille prête à se détruire, un personnage se distingue : la mère, Najmeh, qui fait preuve d’une grande ambivalence tout au long du récit. Tandis que son foyer se déchire, elle essaie de maintenir un certain équilibre. La richesse du récit se dévoile alors un peu plus.
La révolte dans les rues, qui se transmet dans cette maison, est un combat politique contre le gouvernement, mais aussi contre le patriarcat. Cette mère au foyer, merveilleusement interprétée par Soheila Golestani, se retrouve face à un dilemme terrible. Endoctrinée depuis son enfance par le régime iranien, elle doit affronter ses filles qui font s’écrouler son monde. Bien qu’elle nie les faits, Najmeh voit les véritables agissements du gouvernement, offrant là aussi un discours fascinant sur le cheminement qu’une personne doit faire pour dépasser les contraintes de la société. L’impasse dans laquelle se trouve cette mère est magnifiquement retranscrite par le réalisateur. La grande majorité du long-métrage se déroule dans l’espace clos de l’appartement familial. Ce choix, certes lié à une contrainte — car Rasoulof a tourné clandestinement avec une équipe restreinte —, est aussi une manière de décupler la tension du récit.
Cette famille ne côtoie pas directement les violences. Les filles les voient sur Internet, les entendent par les fenêtres; le père ne fait que les lire et n’a aucun libre arbitre concernant les sanctions qu’il doit appliquer, dictées par ses supérieurs. Cette violence invisible fait alors l’effet d’une bombe lorsqu’elle surgit : Sadah, une amie des filles, fait irruption dans l’appartement, blessée. Si le film n’est pas à proprement parler un huis clos, l’arrivée de l’étudiante s’apparente presque à une invasion. Dès lors, la caméra s’emballe. Jusque-là assez lent, le récit rythmé par le quotidien de la famille, est bouleversé. Une véritable course contre la montre s’engage pour Najmeh, qui vient en aide aux filles malgré leurs désaccords. Avec des cadres toujours aussi resserrés, Rasoulof montre frontalement les blessures de Sadah. Il ne nous épargne pas cette violence infligée par le régime, trop souvent censurée, tout en réunissant brièvement mère et filles dans un même combat.
L’entente entre Iman et ses filles semble impossible. Ils ne se croisent jamais vraiment, lui partant tôt et rentrant tard du travail; seule sa femme se lève avec lui et l’attend pour se coucher. Sans dialogue, les mots sont tus et ne demandent qu’à sortir. Ainsi, lorsque la famille est enfin réunie autour du dîner, tout explose. Là encore, la maîtrise de Rasoulof est à saluer, notamment dans la montée en tension de cette scène. Alors qu’on pensait les filles discrètes, les bruits incessants de la télévision ont raison de leur silence. Pas de fantaisie dans la mise en scène; Rasoulof laisse place aux mots, si précieux et rares dans son pays. Cette scène marque la rupture attendue au sein de la famille, face à laquelle Najmeh ne peut rien faire.
Pour le réalisateur, cette mère est le chaînon manquant du renouveau iranien. Père et filles, gouvernement et jeunes, ne peuvent s’entendre. Elles ne peuvent lutter contre un gouvernement qui maintient ses positions et cache la vérité. Le changement et le triomphe de cette révolution doivent venir du cœur névralgique de la société, de la mère. Le combat qui se joue est un combat contre le régime autoritaire et pour la femme. « Femme, Vie, Liberté » : c’est le mouvement réellement existant qu’il met en scène ici. Un mouvement cherchant à réformer les droits des femmes dans le pays, principalement, presque exclusivement, soutenu par les jeunes générations, et auquel le réalisateur demande aux plus anciennes de se joindre.
Tout cela, Mohammad Rasoulof nous le présente en moins d’une heure et demie, sur les 2h40. Les Graines du Figuier Sauvage est d’une richesse folle, qui explore différents genres. Après avoir exposé tous ces enjeux, le réalisateur utilise le temps qui lui reste pour leur donner encore plus d’importance au sein de cette famille.
Par la suite, le quotidien de cette famille devient de plus en plus anxiogène. Iman est de plus en plus présent à l’écran et les conflits se multiplient. Lorsqu’il ne retrouve plus son arme de service et qu’il pense que ses filles l’ont volée, le père bascule. Auparavant, il semblait simplement en profond désaccord avec ses filles. Mais peu à peu, il en vient à adopter une certaine vision du gouvernement et à en utiliser les méthodes. Dans l’une des scènes les plus terrifiantes, Iman emmène sa famille voir un psychologue qui s’avère être un agent gouvernemental chargé de découvrir qui a volé l’arme. Si la femme peut prendre conscience de l’état de l’Iran, l’homme, lui, ne peut que se conforter dans un système où il est roi. Aucun homme ne sera digne de confiance, et les femmes devront apprendre à s’entraider et les générations à se mélanger. Tout cela nous mène à une troisième partie assez surprenante, qui contraste totalement avec le reste. C’est peut-être le seul défaut : bien que réussie, elle semble en désaccord avec le ton donné auparavant. D’un autre côté, elle ne fait qu’amplifier tous les conflits qui se sont joués précédemment.
Dans les quarante dernières minutes, la famille décide de partir dans sa maison de campagne. Si, en ville, il fallait être discret et ne pas faire de vagues, une fois éloigné de tout, Iman n’a plus de limites face à celles qu’il dit vouloir protéger. Tandis qu’il devient un véritable croque-mitaine, l’oeuvre tend vers l’horreur. Une ambiance nocturne, sans musique, avec une menace invisible et tapie dans l’ombre : c’est dans cette situation critique qu’il n’y a plus d’autre solution pour ces femmes que de s’unir. Cette mère et ses filles contre le père, ces femmes contre le gouvernement : voilà, encore une fois, l’unique voie pour le salut d’une nation détruite.
Les graines du figuier sauvage ont un mode de croissance unique. Souvent transportées par des oiseaux, elles tombent sur des arbres qui leur servent d’hôtes. Elles les enlacent, les tuent et prennent leur place. Les graines du figuier sauvage sont-elles les pensées politiques des filles qui enlacent leur mère pour la faire renaître ? Sont-elles ces femmes qui étranglent la société autoritaire patriarcale qu’elles veulent abattre ? Quoi qu’il en soit, elles sont indispensables au renouveau de l’Iran, et le pays ne pourra renaître sans détruire…
Les Graines du Figuier Sauvage de Mohammad Rasoulof, 2h46, avec Soheila Golestani, Masha Rostami, Setareh Maleki, Misagh Zare – Au cinéma le 18 septembre 2024.
-
Alexeï Paire9/10 Exceptionnel
-
Vincent Pelisse8/10 Magnifique