Rechercher

[CRITIQUE] Les filles vont bien – Chatouilles cinématographiques

Image de Par Pierre

Par Pierre

Les amateurs du cinéma de Jonás Trueba la connaissent déjà. Itsaso Arana apparaissait en effet dans la Reconquista, dans le chef d’oeuvre Eva en août ainsi que dans son dernier film, sorti en début d’année, Venez voir. Son jeu solaire, espiègle, tout en délicatesse, la rendait immédiatement touchante. Actrice reconnue, elle décide pour la première fois de passer à la réalisation (sans délaisser l’acting) dans un film étonnamment dense, intelligent, reposant et s’inscrivant dans la continuité de l’œuvre de Trueba. 

Les filles vont bien raconte le séjour estival et champêtre de cinq femmes. Actrices, leur but est de répéter une pièce de théâtre que l’une d’elle a écrit. Dans ses premiers déploiements, le film parvient à capturer le plaisir des débuts de vacances par des lents travellings latéraux qui déflorent à la fois la maison de campagne dans laquelle elles vont résidées que la campagne elle-même. Dans ce décor unique et isolé, le soleil est omniprésent mais n’étouffe pas, au contraire, les filles, presque exclusivement à l’extérieur, s’en délectent. Autour, les bois offrent une ombre fortuite où se prennent les petits déjeuners gourmands puis les apéros prolongés. Enfin, si la bande son dispose ci et là quelques morceaux de pianos de Bach ou de Jarrett, le film s’attache à saisir les bruissements du vent ou les chants des oiseaux à l’aube. Cette atmosphère idyllique ne brille pas par son originalité, Reichardt et Trueba travaillent notamment souvent ces textures, mais le soin avec lequel Arana fait flotter délicatement et discrètement sa caméra entre les personnages au gré des discussions emportent l’adhésion tout en évoquant le toucher délicat avec lequel on exécuterait des caresses. En cela, le film, à l’image de son casting, a quelque chose de profondément féminin. Les 5 personnages principaux sont des femmes féminines comme la voisine et sa très jeune fille. Même le garçon, que l’une d’elle rencontrera dans une fête de village lors de la seule incursion dans le monde extérieur, n’est pas un chantre de la virilité, mais au contraire possède-t-il une certaine sensibilité qui l’amènera à s’ouvrir très rapidement. 

© Arizona Distribution

C’est par cet ouverture à l’autre, principal motif du film, que se développe la sororité entre les personnages. Au début du film, l’une d’elle décide qu’elle dira absolument tout ce qu’elle ressent durant ce séjour. Effectivement, au fil des jours, les discussions deviennent de plus en plus profondes et intimes, et elles en viennent à parler de leur rapport, en tant qu’actrice, à la mort et à l’amour. Ces discussions prennent toujours pour point de départ les représentations matérielles de ces concept dans la fiction puis la réalité. C’est ainsi que l’une d’elle dira que si elle avait eu à jouer la mort de sa mère, elle ne l’aurait pas jouée de la manière dont sa mère est morte. Cette incise nous évoquant une réplique de la Maman et la putain où Alexandre explique à Veronika que « Les films ça sert à ça, à apprendre à vivre [à apprendre à mourir], ça sert à faire un lit. » De manière générale, elles s’interrogent, dans une perspective féministe et toujours dans une alchimie délicieuse, sur leur métier, sur ce qu’elles sont et sur ce qu’elles renvoient au monde ; sur leurs représentations en somme. 

La représentation, il en sera question à mesure que le film se densifie et se complexifie grâce au développement progressif d’un dispositif kiarostamien qui brouille les frontières entre fiction, méta-fiction et réalité. Les 5 actrices jouent elles-mêmes leur rôle. C’est à dire qu’elles sont à la fois actrices dans la vie et dans le film. De plus, Arana est celle qui, dans le film, a écrit la pièce de théâtre et souhaite la faire répéter en invitant ses actrices à la campagne. Elle est donc à la fois l’auteure de la pièce de théâtre, mais aussi du film puisqu’elle en est la réalisatrice. Aussi, cette pièce de théâtre (et donc possiblement le film) se réalise en fait au jour le jour. Les dialogues de la veille se retrouvent dans les répétitions du lendemain. À l’image du générique de début où Arana écrit, efface, gribouille, le titre du film, le nom des actrices, le nombre de costumes, la pièce de théâtre (le film?) n’est pas figée. Elle est au contraire totalement perméable et mouvante vis à vis des discussions passionnantes que partagent les actrices, mais aussi des personnages que les filles rencontrent durant leur séjour. A cela, s’ajoute un dernier niveau de complexité qui veut que les actrices jouent une pièce de théâtre dans la pièce de théâtre dans laquelle elles jouent originellement. 

© Arizona Distribution

Alors, spectateurs, nous ne savons plus très bien ce que nous regardons. Les actrices quand elles répètent s’adressent-elles à la Arana metteuse en scène de théâtre, ou la Arana réalisatrice? Est-ce qu’elles répètent la pièce de théâtre, ou jouent-elles une autre scène du film? Ce vertige s’accentue encore dans le derniers tiers du film où survient un nouveau décrochage, peut-être le plus enivrant, qui pourrait faire basculer le film dans le documentaire ; à ce propos, rien n’est certain. Ces expérimentations nous les retrouvions d’ailleurs déjà, mais d’une manière beaucoup plus timide, chez Trueba dans Qui à part nous, mais aussi dans Venez voir où la fin du film laissait apparaitre l’équipe de tournage. 

Retenons surtout que cette interpénétration de la fiction et du documentaire ne se réalise jamais au détriment des émotions et n’est pas purement théorique. En effet, le dispositif est ludique. Rappelons qu’au début du film, c’est une enfant qui ouvrait les grilles et invitait les personnages, et le spectateur, à la suivre. Grâce à ce dispositif, un aspect enfantin et chatouilleur traverse l’ensemble du film, de l’ordre du jeu (les actrices jouent également) et de la malice ; le tout dans une naïveté sincère. Simplement, et comme Arana le mentionne, « La vitalité est sacrée, nous ne pouvons pas vivre sans. » Le film en rend bien compte tant il regorge de vie. 

Les filles vont bien d’Itsaso Arana, 1h26, avec Itsaso Arana, Barbara Lennie, Irene Escolar – Au cinéma le 29 novembre 2023

8/10
Total Score
  • Pierre Laudat
    8/10 Magnifique
    Les filles vont bien est un premier film réjouissant où Arana s'inscrit dans le sillon creusé par son compagnon Trueba. Mais, loin d'être son seul horizon, elle fait preuve d'une véritable singularité dans le traitement délicat de son dispositif kiarostamien, et prouve qu'il faudra la suivre de près.
0
0

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

WEEK-END A TAIPEI_LARGE
[CRITIQUE] Week-end à Taipei - Le retour du Besson Show
Dans un coin de Taipei, sous des néons blafards qui...
LESBARBARES_LARGE
[CRITIQUE] les Barbares - Gifle à la bêtise
Il y a des villages en France, disséminés entre deux...
THECROW_LARGE
[CRITIQUE] The Crow - La Résurrecfion
Lorsqu’on évoque The Crow, il est impossible de ne...
MOTHER LAND_LARGE
[CQL'EN BREF] Motherland (Alexandre Aja)
Dans un monde où les forêts se consument et où les...
AFTER_LARGE
[CRITIQUE] After - Danse, désespoir, et l’aube pour seule échappatoire
Dans les entrailles nocturnes de Paris, quand la fête...
LAW&ORDER_LARGE
[CRITIQUE] Law and order - Surveiller et punir
En intégrant un commissariat de police de Kansas City,...
SAUVAGES_LARGE
[CRITIQUE] Sauvages - Pas d'âge pour l'engagement politique (Annecy Festival 2024)
Située en Asie du Sud-Est et partagée entre les océans...