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[CRITIQUE] Les Feuilles Mortes – Le Capital

La sortie tant attendue des Feuilles Mortes, à ne pas confondre avec Les Herbes Sèches, est enfin là ! On avait désespéré de pouvoir le découvrir en salles, notamment car Aki Kaurismäki avait annoncé sa retraite en 2017. Mais bon, tout comme Miyazaki, on peut s’attendre à de nombreux « derniers films », ce qui rend tout autant heureux le marketing et le public. Alors maintenant que nous sommes enfin face à ce long-métrage, venant conclure la tétralogie de Kaurismäki sur le monde du travail après Ombres au paradis (1986), Ariel (1988) et La fille aux Allumettes (1990), décortiquons le ensemble.

Les Feuilles Mortes raconte donc l’histoire de deux personnages, Ansa et Holappa, qui, au gré des rencontres, vont tomber amoureux l’un de l’autre. Le cœur du film est donc bien évidemment radieux et malicieux, alors qu’il fait pourtant tout pour sembler désespéré et sinistre. Deux raisons principales viennent justement rendre le film pessimiste, sans jamais réussir à gâcher la tendresse et la douceur de la mise en scène. La première est bien évidemment la présence omniprésente de l’actualité en arrière-plan. Pendant une large partie du film, on pourrait oublier à quelle époque se déroule l’action. Les protagonistes utilisent peu de technologies modernes et les nombreuses références cinématographiques en toile de fond, comme par exemple une projection de The Dead Don’t Die (qu’un spectateur compare d’ailleurs à Journal d’un curé de campagne ?) et une affiche du Mépris de Godard empêche donc le film d’être situé précisément dans le temps. Ce qui le laisse donc flottant et, encore une fois, … tendre, comme dans un rêve. Pourtant, pour détruire cette douceur, Kaurismäki place à divers moments du film des radios et des télévisions qui relatent l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Un moyen bien sûr de rester proche de l’actualité, aussi grave soit-elle, comme il l’a toujours fait dans ses longs-métrages. Dans la même logique, on pourrait également citer le témoignage d’un finlandais, inquiet de sa frontière commune avec un pays qui attaque et menace régulièrement ses voisins.

© Sputnik

La seconde source de ténèbres qui plane sur le film est bien évidemment le monde du travail. Avec ce quatrième film mettant en scène des prolétaires, le cinéaste se déchaîne pour montrer les conséquences réelles des politiques capitalistes et libérales sur les populations les plus démunies. Holappa, l’un des protagonistes, effectue régulièrement des métiers précaires et difficiles, qui, en plus du risque sur le chantier, le plonge également dans l’alcoolisme. Le travail détruit son existence et vient s’immiscer dans de nombreuses séquences. Il est également omniprésent pour sa partenaire Ansa qui est licenciée pour avoir récupéré un produit périmé dans un supermarché, des affaires qui reviennent régulièrement en France, et qui doit donc accepter le premier travail venu. Son manque de revenus l’oblige à réduire sa consommation en énergie et en nourriture, soit ses besoins essentiels. Le travail qu’elle accepte par obligation est un contrat sans revenu fixe qui fonctionne donc au bon vouloir de son employeur. Ses situations terribles viennent une fois de plus confronter l’ambiance irréelle du film avec une actualité terrible qui frappe sans cesse les travailleurs. Une actualité qui résonne bien sûr avec la précarité de nombreux métiers, que ce soit en France ou en Finlande. Entre guerre et capitalisme, Les Feuilles Mortes a tout pour être un film désespéré. Et pourtant il ne perd jamais son côté tendre et souriant. Un miracle dont seul le cinéma est capable.

Le cinéaste a beau utiliser de nombreux effets négatifs, son film reste toujours doux grâce à quelques effets joyeux. Preuve que malgré l’économie des moyens, l’amour vainc toujours la haine (un peu cliché et pourtant Les Feuilles Mortes en est l’exemple parfait). Un tournage de 20 jours pour un film de 1h21 : le cinéma de Kaurismäki est aujourd’hui économe. Mais c’est justement cette manière d’user quelques moyens très doux et lents dans sa mise en scène qui rend le film admirable. Le gros retournement du film n’est par exemple qu’un simple coup de vent, la rencontre entre nos deux protagonistes est un échange de regard, les paroles échangées entre nos amoureux ne dépassent pas la centaine de phrases durant tout le long-métrage. Les couleurs éclatantes, la puissance d’un sourire et surtout le symbolisme des musiques, … voilà ce qui parle pour les personnages à leur place. En quelques effets discrets, Kaurismäki rend son film inoubliable. Depuis deux mois il m’arrive d’y repenser parfois, notamment à cette sublime scène de karaoké, l’une des plus tendres que le cinéma a pu créer.

© Sputnik Oy / Pandora Film, Foto: Malla Hukkanen

Alors, c’est quoi le cinéma d’Aki Kaurismäki ? C’est aussi un cinéma de sons. Le réalisateur a d’ailleurs consacré deux longs-métrages, et des clips vidéo, aux « Leningrad Cowboys« , groupe de musique culte. Dans Les Feuilles Mortes, il multiplie les intégrations musicales, que ce soit par la radio, dans un karaoké, à la télévision ou tout simplement dans la rue. Du rock, des réinterprétations, de l’électro vieillot, sans oublier un tango qui vous restera en tête. Les musiques se bousculent et viennent éclairer un monde qui semblait d’abord bien sombre. Ici, la musique fait se rapprocher les amoureux, elle est tout autant omniprésente que pourrait l’être le travail. Jusque dans le titre même de ce long-métrage, Les Feuilles Mortes est à l’origine une chanson de Jacques Prévert et Joseph Kosma, pour le film Les Portes de la Nuit. Depuis, elle est bien sûr réinterprétée par de nombreux artistes à travers le monde, et dans bien des styles musicaux, que ce soit de l’électro, de l’opéra, du jazz ou encore du rock. Le message universel de Kaurismäki se situe alors dans ce titre. Tout comme le chantait Yves Montand :

Les feuilles mortes se ramassent à la pelle

Les souvenirs et les regrets aussi

Mais mon amour silencieux et fidèle

Sourit toujours et remercie la vie

Les Feuilles Mortes, de Aki Kaurismäki, 1h21, avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen et Janne HyytiäinenAu cinéma le 20 septembre 2023