Langue étrangère de Claire Burger transcende les conventions du film d’apprentissage ou de la chronique adolescente pour devenir une métaphore subtile du couple franco-allemand. C’est une œuvre où malentendus et espoirs, tout comme les deux nations qu’elle évoque, oscillent entre rapprochement et incompréhension. Cette tension permanente, ce décalage entre intentions et perceptions, nourrit une œuvre captivante, ancrée dans une exploration de l’altérité et du dialogue interculturel.
Le synopsis officiel, qui évoque la correspondance entre Fanny, Française, et Lena, Allemande, n’est qu’une surface trompeuse. En réalité, l’histoire se déploie comme une quête de soi à travers l’autre. L’apprentissage de la langue étrangère devient un symbole puissant : celui de la tentative de se redéfinir, d’explorer ses propres peurs et désirs, tout en cherchant à comprendre autrui. Les lettres échangées, initialement vecteurs de rapprochement, se transforment rapidement en instruments de projection, reflétant les identités en devenir des protagonistes. L’arrivée de Fanny à Leipzig, accueillie dans un foyer empreint de tensions et de non-dits, marque le début de son immersion dans un univers étrange où chaque mot, bien que traduit, reste suspendu dans un vide de significations. Face à une Lena désabusée et une Susanne alcoolique, Fanny semble perdue, tiraillée entre fascination et peur. Cette maison allemande, avec ses portes closes et ses secrets enfouis, devient le théâtre d’un choc culturel presque kafkaïen, où chaque tentative de communication se heurte à un mur d’incompréhension.
La relation entre Fanny et Lena incarne la difficulté de traduire l’intangible. Elle évolue dans un espace intermédiaire, un no man’s land à la fois linguistique et émotionnel. Scène après scène, comme celle du jacuzzi où la sensualité s’exprime dans un mélange troublant d’innocence et de provocation, le long-métrage oscille entre confusion et clarté, entre désir et refoulement. Il n’y a jamais de certitude, seulement des moments suspendus où la vérité semble à portée de main mais demeure insaisissable. La cinéaste utilise ces ambiguïtés pour refléter une réalité historique plus vaste : celle du couple franco-allemand, symbole d’une union parfois idéalisée, souvent conflictuelle. Comme Fanny et Lena, la France et l’Allemagne ont une histoire marquée par des rapprochements et des séparations, des promesses non tenues et des alliances inattendues. Leur relation est empreinte de conflits anciens, de cicatrices invisibles qui teintent encore leurs interactions. La réalisation met en scène cette danse délicate, où chaque geste, chaque parole est empreint d’un passé lourd et d’un futur incertain.
Plus qu’une simple juxtaposition de cultures, le film les entrelace, les confronte, les subvertit. Les tensions politiques, comme la scène avec le grand-père de Lena, sympathisant de l’AfD (parti d’extrême droite), ne sont pas là pour illustrer un fossé idéologique, mais pour révéler la complexité d’une jeunesse européenne prise entre le poids des héritages nationaux et la quête d’une identité commune. Lorsque Lena se révolte contre le fascisme, elle ne fait pas que suivre une cause ; elle tente de s’affirmer contre un passé qui la hante. De même, Fanny, avec ses mensonges et ses fictions, explore les frontières floues de la vérité et de la fiction, cherchant à construire une réalité où elle pourrait enfin être libre. Ce jeu entre le vrai et le faux, le dit et le non-dit, est le cœur même de ce récit qui nous confronte à nos propres préjugés et projections, rappelant que la compréhension mutuelle est un travail constant, un processus exigeant patience et ouverture. La scène finale, une échappée dans un monde de rêve hallucinatoire, illustre parfaitement ce point : la communication est une illusion, un mirage, qui semble à portée de main, mais reste inatteignable.
Claire Burger ne cherche pas à plaire à tout prix. Elle dérange, provoque, interroge, s’inscrivant dans une tradition cinématographique européenne qui n’a pas peur de confronter ses spectateurs à des vérités inconfortables. Sa réalisation, oscillant entre documentaire et surréalisme, utilise la caméra comme un microscope, scrutant les détails, les expressions, les silences. Chaque plan est une invitation à regarder de plus près, à ne pas se contenter des apparences. Les performances de Lilith Grasmug et Josefa Heinsius ajoutent une dimension supplémentaire à cette exploration, incarnant avec justesse la complexité de l’adolescence, période de la vie où tout est en mouvement, où chaque choix, chaque mot semble avoir des répercussions infinies. En refusant la simplicité, la réalisatrice propose une œuvre qui rejette les catégories faciles et les oppositions binaires. Elle rappelle que, comme dans toute relation, qu’elle soit personnelle ou nationale, il y a toujours plus que ce que l’on voit. Chaque histoire, chaque interaction, est une invitation à chercher au-delà des mots, à trouver le sens caché derrière les silences. Et que, parfois, la véritable communication ne passe pas par le langage, mais par un regard, un geste, une complicité silencieuse. C’est peut-être ça, la véritable Langue étrangère.
Langue étrangère de Claire Burger, 1h45, avec Josefa Heinsius, Lilith Grasmug, Nina Hoss – Au cinéma le 11 septembre 2024