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[CRITIQUE] La Plus Précieuse des Marchandises – Conte macabre sur l’horreur humaine

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Par Louan Nivesse

Michel Hazanavicius ne s’aventure pas pour la première fois dans les méandres du film de guerre dramatique. En effet, il avait déjà scénarisé Passé sous silence, un documentaire télévisé sur le Rwanda, et en tant que scénariste-réalisateur de son long métrage de 2014, The Search, un remake de l’œuvre post-Holocauste de Fred Zinnemann de 1948 qu’Hazanavicius a transposé en Tchétchénie à la fin des années 1990, après l’invasion dévastatrice de ce pays par la Russie. Après une longue période de silence, Hazanavicius revient avec un nouveau projet audacieux : un film d’animation de guerre, dans la veine stylistique de Valse avec Bachir. La Plus Précieuse des Marchandises, d’une durée modeste d’une heure et vingt minutes, est un véritable chef-d’œuvre.

Ce qui fascine particulièrement, c’est la métamorphose du film, qui passe d’un conte presque enchanteur à un véritable film d’horreur dans sa seconde moitié. Dès l’entame, la voix de feu Jean-Louis Trintignant nous immerge dans l’histoire, débutant par une critique subtile de l’absurdité du conte du Petit Poucet, soulignant l’invraisemblance de parents abandonnant leurs enfants. Ce narrateur, loin de se contenter de raconter, commente et enrichit le récit, ajoutant une profondeur nécessaire pour les événements à venir, typique de l’écriture du cinéaste. L’histoire s’amorce comme un conte : un pauvre bûcheron (incarné par Grégory Gadebois) et sa femme (Dominique Blanc) sont accablés par la perte de leur enfant. La bûcheronne, croyant en une intervention divine, trouve un enfant abandonné près des rails et décide de l’adopter, malgré l’opposition de son mari qui le qualifie de “sans cœur”. C’est à ce moment que le film vire vers l’obscurité, révélant que cette métaphore du “sans cœur” désigne en réalité la communauté juive, et que l’histoire se déroule en pleine Seconde Guerre mondiale.

Copyright Studiocanal

La première partie du film est construite avec une délicatesse exquise, nous attachant progressivement aux personnages. Le père, initialement hostile à l’idée d’adopter un enfant juif, est incarné avec une sérénité troublante par Grégory Gadebois, dont la voix posée contraste avec l’apparence imposante et froide du bûcheron. Nous sommes plongés dans une France reculée, au cœur d’une forêt où les échos de la guerre se manifestent seulement par le passage des trains. La transition vers la violence est d’autant plus frappante qu’elle est inattendue, comme un coup de hache dans un conte paisible. La scène de bagarre, la violence crue des confrontations avec certains confrères, et les flashbacks sur les horreurs des camps de concentration transforment le récit en un véritable cauchemar. Les images, évoquant parfois le tableau “Le Cri” de Munch, sont d’une intensité saisissante. Hazanavicius ne recule devant rien pour montrer l’horreur de cette époque, dépeignant avec compassion les visages émaciés, les corps squelettiques, et les âmes brisées de cette communauté persécutée, sublimées par la musique poignante d’Alexandre Desplat. Les maux dépeints dans le film résonnent de manière tragiquement actuelle, et La Plus Précieuse des Marchandises rend ces parallèles explicites. Un exemple frappant est lorsque le personnage de l’Homme à la Gueule Cassée, interprété par Denis Podalydès, explique que ses blessures proviennent d’une autre guerre, bien qu’il précise que cela importe peu car “elles sont toutes les mêmes”.

Bien que Hazanavicius semble parfois hésiter sur la manière de conclure son histoire, le récit se termine par une série d’épilogues, chacun accentuant la puissance du précédent. Les dernières phrases de Jean-Louis Trintignant, qui concluent le récit, enregistrées avant son décès en 2022, résonnent avec une pertinence tragique. Elles accusent notre société contemporaine de préférer l’oubli à la prévention, comme si un être céleste jugeait les vivants. Ce hasard fortuit confère à l’œuvre une profondeur et une urgence indéniables. La Plus Précieuse des Marchandises se présente comme un devoir de mémoire essentiel d’une justesse exceptionnelle que les enseignants voudront partager, et que toute la population devrait voir. Hazanavicius signe ici son œuvre la plus aboutie, un conte macabre d’une beauté douloureuse, rappelant avec force les horreurs du passé pour mieux éclairer les défis du présent.

La Plus Précieuse Des Marchandises de Michel Hazanavicius, 1h21, avec Jean-Louis Trintignant, Dominique Blanc, Denis Podalydès – Au cinéma le 20 novembre 2024

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