[CRITIQUE] La Fièvre de Petrov – Grosse grippe du samedi soir

Qu’est-ce que je viens de regarder ?” s’érige en une assertion susceptible d’accompagner un sourire narquois ou un froncement de sourcils agacé, toutefois, au fil de la débridée comédie noire intitulée La Fièvre de Petrov, le spectateur se retrouve tour à tour à esquisser ces deux expressions.

L’ouverture nous plonge dans une atmosphère étouffante, à bord d’un bus moscovite, au cœur des premières années de la Russie post-soviétique. Dès les premiers instants, notre protagoniste éponyme, Petrov, apparaît courbé, accablé par son tourment. L’ambiance est enfiévrée, presque circassienne, tandis que la lumière se pare d’un sinistre vert décadent. Dans un élan de démence, Petrov, interprété par le talentueux Semyon Serzin, est arraché du bus par des forces de l’ordre masquées à la manière de lutteurs mexicains. Une mélodie de hard rock résonne en toile de fond. Saisissant une arme, il se joint à leur sinistre peloton d’exécution, fauchant impitoyablement des vies anonymes. Le maître d’œuvre de cette création cinématographique est nul autre que Kirill Serebrennikov, un réalisateur dont l’imagination perpétuellement en lutte avec les tourments de sa propre existence. Élevé à Rostov dans les années 1970, Kirill Serebrennikov devint une figure centrale des mouvements culturels progressistes soutenus par l’État au cours des premières années du règne de Vladimir Poutine, offrant ainsi une opposition apparente à l’inclination autoritaire du leader. Toutefois, ce mouvement connut une fin abrupte vers 2012, lorsque le gouvernement opéra un virage conservateur en réduisant les financements alloués aux productions théâtrales novatrices de Serebrennikov. En 2017, le metteur en scène fut soumis à une résidence surveillée pour des allégations de détournement de fonds, une accusation que peu de Moscovites prirent au sérieux. Il endura cette épreuve pendant une période de vingt mois.

Dans ce tourbillon, le spectateur est le témoin privilégié d’un Moscou des années 90 enserré par une épidémie de grippe. Bien que ce récit n’ait pas de lien direct avec la pandémie de COVID, les parallèles se dessinent inévitablement. L’intrigue se concentre sur Petrov et sa famille au cours d’une journée, mais Serebrennikov manie habilement la chronologie pour évoquer le jeune Petrov, passionné par les cosmonautes. Chulpan Khamatova incarne la femme de Petrov, Petrova, une universitaire dirigeant un groupe de lecteurs instables. Un corbillard renferme un cadavre, une femme nous livre son récit en noir et blanc lors d’une fête des années 70. L’histoire d’un écrivain, Sergey (Ivan Dorn), en quête de reconnaissance, se mêle à l’intrigue. Tout se déroule à un rythme effréné, un défi à suivre. Un an avant cette arrestation douteuse, Serebrennikov avait réalisé Le Disciple, un film d’une colère brillante qui dépeignait avec brio la facilité avec laquelle un système peut glisser vers le fondamentalisme. En 2018, il offrit Leto, une œuvre plus nostalgique consacrée à Viktor Tsoi, icône de la musique russe. Des éléments de ces deux opus se retrouvent dans La Fièvre de Petrov : Leto imprègne l’esthétique (notamment la séquence en noir et blanc en fin de film), tandis que Le Disciple influence la précision académique, l’atmosphère suffocante et l’allégorie générale. Le long-métrage s’inspire du roman d’Alexey Salniko, Les Petrov, la Grippe, etc. (2016), qui explore la notion que même sous le joug d’une oppression totalitaire, la vie peut être teintée de rêves et d’angoisse exacerbée.

Il peut sembler que cette approche soit simpliste, mais elle s’avère néanmoins d’une redoutable efficacité. Ce qui rend La Fièvre de Petrov véritablement captivant, c’est la manière dont ces rêves prennent vie. Le récit s’emballe à un rythme frénétique, offrant une profusion d’éléments fantaisistes : explosions de passions charnelles et de brutalité, extraterrestres et actes de violence, des fragments de nostalgie baignés de sépia, une temporalité et une spatialité déconcertantes, un subtil homoérotisme, et bien d’autres encore. Ce vertige est accentué par les décors changeants et minutieusement détaillés de Vlad Ogai, ainsi que par les longs plans-séquences du directeur de la photographie Vladislav Opelyants. Les acteurs semblent former une troupe soudée, chaque cadre débordant de détails. Les images sont accompagnées d’une bande-son des plus atypiques, avec des chansons aux paroles aussi singulières que profanes, telles que “Vous m’arracherez la tête des épaules, vous me brûlerez vif sur place” et “Le cadavre baisera ma femme“, juxtaposées de manière hilarante à des scènes chargées d’émotion authentique. C’est assurément la preuve la plus convaincante que le film est, au moins en partie, une entreprise brillante visant à dérouter le public.

Malgré sa durée imposante de 150 minutes, le film n’accable guère, bien que quelques séquences s’étirent un peu trop ou demeurent inabouties. Serebrennikov clôture l’œuvre de façon délibérément insatisfaisante, par le biais d’un retour en arrière absurde, avant de céder la place à une prestation du rappeur russe Husky. Une conclusion déconcertante pour un voyage tout aussi déconcertant. La Fièvre de Petrov incarne l’essence même du film punk-rock : audacieux, chaotique, parfois exaspérant et déséquilibré, indifférent à l’égard de l’approbation ou du désaveu de son public.

La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov, 2h32, avec Semyon Serzin, Chulpan Khamatova, Yulia Peresild – Au cinéma le 1 décembre 2021

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