[CRITIQUE] La Déesse des mouches à feu – La mort de la liberté adolescente

Fred, fervent adepte du grunge et trafiquant, énonce à Catherine que l’écoute de son CD de Hole lui est interdite, arguant que Courtney Love a sciemment éteint la flamme de Kurt Cobain. Cette observation, mêlant badinage et mémoire tragique, suscite chez Keven le discernement nécessaire pour reconnaître que Love, si elle avait tenté, n’aurait pu freiner l’ascension irrépressible de Cobain vers sa destinée. Cobain n’était point une marionnette du destin ; il a arpenté intensément un sentier qu’il a lui-même défriché jusqu’à une conclusion qu’il a finalement embrassée jusqu’à appuyer sur la détente. C’est cette même essence de vie que respirent ces adolescents québécois : un cocktail explosif de méthamphétamines, de passion débridée, de rock’n’roll et de fureur. Ainsi, lorsque Catherine réplique d’un “je m’en fous” après avoir été confrontée à sa descente vertigineuse, elle ne feint pas l’insouciance. Elle ne se soucie réellement pas des conséquences. Elle a bravé les risques.

Nombre de films traitant de la transition à l’âge adulte omettent une réalité essentielle : la complexité de la nature autodestructrice des personnages, car il ne s’agit pas toujours d’un simple appel au secours. Parfois, elle représente une réponse à leur environnement. Au lieu de chercher à étouffer la douleur, ces individus lui ôtent le pouvoir de dicter leur existence. C’est précisément cette capacité de l’héroïne du roman de Geneviève Pettersen à dévier de la voie conventionnelle pour sombrer dans une frénésie exacerbée qui a captivé la réalisatrice Anaïs Barbeau-Lavalette. Ayant dévoré l’œuvre d’une traite, elle a convaincu son producteur d’acquérir les droits de La Déesse des mouches à feu, consciente qu’elle devait lui insuffler toute l’énergie brute de l’adolescence des années 1990. Collaborant avec Catherine Léger pour l’adaptation, Barbeau-Lavalette a su restituer cette essence avec brio.

Copyright Laurent Guérin

Il suffit d’observer la vie de Catherine au début de l’histoire : une jeune femme prometteuse, entourée d’amis fidèles, excellant à l’école, mais aspirant secrètement à l’attention du séduisant Pascal, membre d’un groupe différent. Mais que lui a apporté cette conformité aux règles ? Son seizième anniversaire devient un pion dans le jeu de pouvoir de ses parents, usant de ce dernier pour se blesser mutuellement en lui offrant ce que l’autre désapprouve. S’en suit une dispute tumultueuse, annonciatrice d’un divorce imminent et chaotique qui transformera la vie aisée de Catherine en une existence plus modeste, loin de chez elle. Quant à ses regards éperdus en direction de Pascal, ils lui valent un coup violent de la part de sa petite amie, Mélanie. Face à de telles épreuves, la rébellion devient inéluctable.

Catherine perçoit seulement des actes de vengeance émanant des adultes et de ses pairs. Aucune justice n’est rendue. Personne ne trouve son bonheur. Elle se sent comme une simple pièce manipulée dans leurs drames personnels. Dès lors, elle cherche à forger sa propre destinée en défiant les normes sociales pour suivre Pascal. Elle préfère être celle qui déclenche le chaos plutôt que d’en subir les conséquences. Elle accepte les chèques généreux de son père sans se soucier de leur véritable intention. Elle se mêle aux marginaux, non pas pour se venger de ses parents, mais pour profiter pleinement de sa jeunesse avant que son propre avenir ne se ternisse comme le leur, sans aucun souvenir réconfortant. Elle emboîte le pas à Kurt Cobain, vivant sans retenue et faisant fi de toute prudence. Son enfance n’est pas parfaite, loin de là, mais elle est sienne. Et cela compte. Si Catherine veut se droguer avec sa nouvelle amie Marie-Ève, elle le fera. Si elle souhaite coucher avec Pascal malgré l’opposition de sa mère, elle le fera. Si quelqu’un lui fait du tort, elle rendra coup pour coup. Et quand la colère s’estompera, elle agira avec désinvolture comme si rien n’avait d’importance. La vie est trop courte pour entretenir des rancœurs lorsque l’on peut se laisser submerger par l’ignorance béate. Catherine a cessé d’être la seule à agir par altruisme. Désormais, elle revendique ce qui lui est dû.

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Le périple est animé par une playlist musicale d’exception (David Bowie, Portishead, Chuck Berry et The Jon Spencer Blues Explosion), des références à la culture pop (Pulp Fiction, The Crow et Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…) et une cinématographie dynamique. Barbeau-Lavalette n’hésite pas à dévoiler à quel point les parents étaient déconnectés de la réalité à cette époque, juste avant que l’avènement d’Internet ne creuse davantage le fossé entre les générations. Une scène d’exploration et d’intimité entre deux amoureux (au-delà du simple désir) met en lumière la maturité émotionnelle et la profondeur des sentiments de ces jeunes, malgré le regard condescendant des adultes qui les considèrent comme des “enfants”. Cette scène accentue encore le décalage entre les parents de Catherine, qui demandent à un policier de l’effrayer pour la dissuader de se droguer en lui montrant des photos de scènes de crime. Cette déconnexion souligne la vision de l’adolescence que propose La Déesse des mouches à feu, révélant que la mort n’effraie pas les jeunes autant que l’obsolescence. Qu’il s’agisse d’une overdose ou d’une tentative de suicide, ces événements ne changeront pas le mode de vie adopté par ces adolescents, car ils font partie intégrante de leur existence. Cette réalité est d’autant plus poignante à l’ère des fusillades dans les écoles, incitant les jeunes à prendre conscience de leur propre mortalité dès leur plus jeune âge. Cette tragédie les pousse à vivre pleinement, car la vie est trop courte pour avoir des regrets. Ils sont captivés par la puissance éphémère et électrisante de l’instant présent, soumis aux caprices du temps qui passe.

Ainsi, ne vous attendez point à des réponses simplistes ni à des scénarios préfabriqués annoncés d’emblée. Le destin de Catherine est soumis à ce qu’elle décide à chaque instant, à moins qu’une force extérieure n’intervienne contre sa volonté. Les ombres grandissantes se profilent aussi inexorablement qu’imprévisiblement, car tous se précipitent à vive allure vers le bord d’une falaise. Parviendra-t-elle à en tirer une leçon ? Qui peut le dire ? Certains de ces jeunes survivront, d’autres non, comme c’est le lot de chaque génération. Certains parents réaliseront l’erreur de vouloir combler le fossé qui les sépare de leurs enfants, tandis que d’autres passeront à côté de cette opportunité. Ce que Barbeau-Lavalette dépeint à l’écran est une vérité transcendant les simples causes et conséquences. C’est notre aspiration juvénile à la liberté.

La Déesse des mouches à feu de Anaïs Barbeau-Lavalette, 1h45, avec Kelly Depeault, Caroline Neron, Normand d’Amour – Au cinéma le 10 novembre 2021

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