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La Bête dans la Jungle | À quoi bon attendre ?

La Bête dans la Jungle — inspiré de la nouvelle éponyme de Henry James — nous emporte dans un voyage envoûtant au cœur de l’attente et du vide existentiel. Le cinéaste autrichien Patric Chiha orchestre avec une ironie feutrée un ballet hypnotique entre déterminisme, vanité et abandon, porté par des figures aussi opaques que bouleversantes. À travers le prisme d’un club parisien survolté, il explore la tension entre immobilité et flux, mystère et spectacle, silence intérieur et tumulte extérieur.

Publié en 1903, le texte de James dépeint un homme convaincu qu’un événement hors du commun marquera son destin — une conviction paralysante, dévorante. Chiha transpose ce motif obsessionnel dans un cadre nocturne contemporain, et parvient à conserver intacte l’ironie tragique du récit tout en ouvrant des brèches sensorielles puissamment cinématographiques. Au centre du dispositif : May (Anaïs Demoustier) et John (Tom Mercier), deux âmes errantes liées par un pacte invisible. Leurs premières retrouvailles, dans un club baigné de strobes et de beats électroniques, instaurent immédiatement une tension narrative et visuelle. La révélation de John — cette certitude qu’un destin exceptionnel l’attend sans qu’il en connaisse ni la forme ni l’échéance — déclenche chez May un trouble discret mais profond. Elle choisit de se tenir à ses côtés, de s’abandonner à cette attente qui devient leur lien silencieux, leur rituel. Le club de nuit, espace clos, devient un personnage en soi. Baptisé La Bête dans la Jungle, il incarne la chambre d’écho de leurs projections mentales. Le montage resserré autour de leurs rencontres répétées, le son étouffé de la basse récurrente, les nappes de lumière kaléidoscopique : tout concourt à faire de ce lieu une salle d’attente contemporaine, hors du temps, suspendue au rythme de l’obsession. Pendant que le monde extérieur change — les transitions historiques évoquées en filigrane (Mitterrand, Berlin, 11 septembre) scandent les décennies — eux, figés dans leur rituel hebdomadaire, semblent se fossiliser. Chiha agence ces ruptures temporelles avec une élégance elliptique, renforçant le sentiment de décalage entre l’intime et l’Histoire.

© 2022-AURORA-FILMS-FRAKAS-PRODUCTIONS-WILDART-FILM-RTBF

Chiha manie la mise en scène comme une architecture mentale. À mesure que le récit avance, les corps se fatiguent, les gestes s’alourdissent, les visages s’éteignent. May se métamorphose lentement — une désaturation progressive de la couleur de ses costumes, des contre-jours plus durs, des cadres plus étroits — signale l’érosion de son élan vital. Le recours au Super 8, intégré dans les séquences-clés, ajoute une texture onirique, fragile, presque spectrale. Il capte les bribes d’un bonheur fugace jamais saisi. Le traitement de la fête, de la transe, évoque par moments Climax de Gaspar Noé, mais là où ce dernier filmait l’hystérie, Chiha capte la répétition, l’épuisement, l’attente statique au sein même du mouvement. Les plans larges sur la piste de danse révèlent une chorégraphie animale : les gestes saccadés, répétés à l’infini, créent une sensation de boucle hypnotique. Les corps se mêlent, se confondent, deviennent masse informe, fluide, asexuée. Ce travail chorégraphique et visuel est une prouesse : rare sont les films qui parviennent à capter avec autant de précision la grammaire physique du clubbing, non pas comme libération mais comme rituel vide.

La Bête dans la Jungle est moins un drame romantique qu’un requiem en suspens. Chiha signe une adaptation libre et audacieuse, infusée de mélancolie, où chaque élément de mise en scène (costumes outranciers, musique électro répétitive, lumière syncopée) participe d’un langage propre, viscéral, sensoriel. Il réussit le pari de faire sentir le poids de l’attente, l’érosion du désir, la tragédie du temps perdu — sans jamais appuyer. C’est un appel à embrasser l’incertitude, à reconnaître la beauté du non-événement. Dans cette mécanique de l’immanquable qui ne vient jamais, le spectateur est invité à contempler ses propres fuites, ses propres silences. Le film devient alors une expérience existentielle autant qu’un poème visuel. Grâce à une direction d’acteurs d’une rare justesse, un usage savant du décor, de la temporalité et de la lumière, Chiha laisse derrière lui une œuvre à la fois insaisissable et marquante, un film qui, comme ses personnages, attend d’être pleinement vécu.