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[CRITIQUE] La beauté du geste – Million feelings baby

Encore méconnu en francophonie, le réalisateur japonais Shô Miyake se met au défi de traduire à l’écran la vie de la boxeuse Keiko Ogasawara, première femme japonaise malentendante à obtenir une licence professionnelle dans son sport (et incarnée par l’actrice Yukino Kishii). Si le titre anglais (Small slow, but steady) laisse entendre qu’il s’agit de la version asiatique du film de Clint Eastwood (peignant le portrait d’une boxeuse maladroite mais déterminée), Miyake réussit en réalité à s’en détacher brillamment. Même si Keiko manque de précision ou de rapidité (tout comme Maggie dans Million Dollar Baby), l’accent est davantage mis sur l’humanité qui dégouline du film plutôt que sur la spectacularisation du sport. Suivie par son mentor (également directeur du club où elle s’entraîne), Keiko, récemment devenue professionnelle, s’entraîne d’arrache-pied. Atteinte de surdité, elle peine à sortir de son isolement et à s’intégrer. Pour sortir de son quotidien et tenter de donner à sa vie un nouvel objectif, elle s’efforce de performer davantage, et de perfectionner ses techniques et ses gestes. Elle recherche le geste parfait.

BOXEUSE, MAIS FEMME AVANT TOUT

Il n’est en effet pas étonnant que la boxe soit le sport le plus représenté au cinéma tant il est cinégénique (en témoignent par exemple les sagas Rocky et Creed, Raging Bull, Ari …). Son côté ébouriffant et sensationnel attise la curiosité des spectateurs et crée une esthétique à part entière. Très souvent, ces films nous présentent ce sport comme étant le moteur narratif principal au détriment de la personne derrière le combattant. Par exemple, bien que le personnage de Rocky soit admirablement construit et que l’aspect humain soit tout de même bien représenté, le point culminant du film est centré avant tout autour du combat, et c’est spécifiquement ce genre de scènes qui permet de faire avancer l’histoire et galvaniser le public. Ce phénomène crée un véritable spectacle, une attraction visuelle : qui frappera le plus fort ? Qui encaissera le plus de coups ? Comment le champion se tira d’affaires ?

Outre la boxe, Keiko a un emploi précaire de technicienne de surface au sein d’un hôtel. Elle est proche de son frère et de sa mère qui, cependant, s’interrogent et remettent en doute les bienfaits que peut avoir son activité sportive sur elle (ce sport est dangereux, pourquoi aimer se battre, …). De son côté, Keiko écrit dans son journal ses avancées, et fait preuve d’un perfectionnisme rigoureux (“j’ai encore tendance à ouvrir les aisselles, c’était pourtant rectifié” ; “je suis encore trop crispée” ; “je n’utilise pas bien mon corps”). Dans La beauté du geste, Shô Miyake met davantage l’accent sur la personne pratiquant la boxe et y trouvant du réconfort, plutôt que sur la boxe elle-même, moteur et objectif central du film et du personnage s’y épanouissant. La bienveillance, l’affabilité et la douceur résultent des relations entre Keiko et ses entraîneurs, ou encore Keiko et son mentor, et donc toute l’humanité que la jeune femme retrouve à travers son activité est peinte dans ce métrage.

Dans La beauté du geste, l’inverse se produit : ce n’est plus la boxe l’héroïne de l’histoire (les scènes de combat ont d’ailleurs peu de place), mais cela devient bien Keiko, son handicap et sa détermination de donner du sens à son existence. Le sport ne devient plus qu’un prétexte pour s’en donner les moyens. La mise en scène est d’ailleurs épurée, privilégiant les plans fixes, d’ensemble ou à hauteur de taille. Ces choix esthétiques permettent à l’action de se développer, favorisant l’expression du quotidien de cette personne malentendante. Le film propose par ailleurs un montage plutôt lent, laissant le temps à Keiko d’évoluer aisément dans l’espace, et rappelant son isolement et sa solitude que le spectateur partage désormais avec elle.

© 2022 KEIKO ME WO SUMASETE PRODUCTION COMMITTEE & COMME DES CINÉMAS

SYMPHONIE DE COUPS DE POING

La spécificité du film réside dans le traitement du son. La beauté du geste ne présente en effet aucune musique, au profit des bruitages qui imprègnent l’entièreté de l’espace sonore. Ces bruitages sont particulièrement présents au sein de la salle de boxe. Ce remue-ménage en devient presque mélodieux : entre les coups de poing, on ajoute les halètements des sportifs en plein effort, ou encore les grincements des machines de musculation. Tout ce bourdonnement constitue une vraie symphonie pour les spectateurs de cinéma habitués à être accompagnés d’une bande originale bien remplie. Ici, les moments de silence sont vénérés, et même accentués. Ce choix esthétique est bien évidemment une réponse au handicap dont souffre Keiko. Étant sourde, elle n’entend pas tous ces petits bruits du quotidien. L’ambition du film est donc désormais claire : mettre en avant les gestes journaliers sur lesquels nous ne portons plus pleinement notre attention, les déraciner de la routine pour pouvoir leur offrir une visibilité. Et cette intention passe également par le bruit : le film met en avant la beauté de ce qui fait notre quotidien, mais cela englobe les bruits que ces gestes font. Ainsi, non seulement nous ne les voyons plus, mais Miyake insiste également sur le fait que nous ne les écoutons plus non plus.

Ainsi, si le réalisateur met l’accent sur la vue, il le met également sur l’ouïe. En tant que spectateur, nous avons donc une longueur d’avance sur Keiko qui, elle, n’a pas la capacité d’entendre ce qui l’entoure. C’est spécifiquement cette différence entre spectateur et protagoniste qui fait la force du film. Nous ignorons trop souvent les gestes de notre quotidien. En créant un décalage avec un personnage principal sourd, Miyake permet de nous faire prendre conscience de la chance que nous avons de pouvoir les entendre. Il invite donc le spectateur à porter davantage d’attention à ce qui nous entoure, et de savourer ces instants.

COMBATTRE LES DISCRIMINATIONS

La beauté du geste met en lumière deux types de discrimination. La première, la plus évidente, est celle concernant les personnes sourdes ou malentendantes. Le film montre à quel point il peut être compliqué pour ces personnes de s’intégrer, a fortiori dans une société en pleine pandémie de covid-19 (celle-ci ayant été intégrée à l’histoire). A titre d’exemples, nous pouvons citer l’utilisation des masques buccaux qui empêche Keiko de lire sur les lèvres et donc de communiquer (notamment pendant ses heures de travail, ou lorsqu’elle bouscule un passant). Mais plus généralement, cet handicap pose problème dans la discipline que Keiko exerce. Le sens de l’ouïe est en effet essentiel pour les boxeurs, et particulièrement pendant leurs matchs. Le sportif doit pouvoir entendre son coach qui lui donne des conseils et instructions pendant le combat. Sur le ring, Keiko se retrouve seule avec ses pensées. Elle doit se débrouiller et affronter ses adversaires au mieux. Elle part donc avec un désavantage conséquent. Elle doit observer méticuleusement chaque geste, chaque déplacement, plus que n’importe qui d’autre.

Ensuite, être une femme dans un milieu sportif, et en particulier la boxe, est également une seconde discrimination à laquelle Keiko doit faire face. Ce propos est d’ailleurs appuyé par plusieurs personnages qui soulignent la difficulté des femmes à avoir une place dans des milieux essentiellement masculins, et du fait qu’elles sont peu nombreuses. Dans la salle de sport, la présence de Keiko enchante ses coachs, mais déplaît également à d’autres adhérents jaloux : “il n’y en a que pour la fille !” s’exclamera l’un d’eux. Pourtant, la jeune femme doit redoubler d’efforts pour légitimer sa présence. Le titre anglais appuie cela : Small, slow, but steady ; petite, lente, mais déterminée. Et c’est bien cela : Keiko est déterminée à atteindre ses objectifs, et à combattre les discriminations pour faire valoir sa place.

© 2022 KEIKO ME WO SUMASETE PRODUCTION COMMITTEE & COMME DES CINÉMAS

Avec La beauté du geste, Shô Miyake rend hommage à la boxeuse japonaise Keiko Ogasawara en peignant le portrait d’une femme forte et audacieuse. En sublimant les gestes, il permet au spectateur de se rappeler de prendre le temps d’admirer nos mouvements, gesticulations et mimiques, et de prendre conscience de la chance qui est celle des personnes entendantes de pouvoir tenir compte non seulement de nos gestes, mais aussi de la spécificité de leurs bruits.

La beauté du geste, de Shô Miyake, 1h39, avec Yukino Kishii, Tomokazu Miura et Masaki Miura –
Au cinéma le 30 août 2023