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[CRITIQUE] Jean Eustache : Un amour si grand – Itinéraire d’une étoile filante

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Par Pierre

Un spectre hante le cinéma : le spectre de Jean Eustache. Édité chez Capricci, voilà ce qui pourrait être l’amorce du livre de Philippe Azoury qu’il consacre au cinéma d’Eustache : Jean Eustache : Un amour si grand. Celui-ci aura réalisé 12 films entre 1964 et 1981. Des films iconoclastes, qui ne ressemblent à aucun autres. Des films démesurés, désaxés et en marge des conventions stylistiques et économiques d’une industrie niveleuse. Des films d’une durée monstrueuse : pour la plupart moins d’une heure ; près de 4h pour La maman et la putain. Ce dernier, bien qu’ayant reçu le Grand prix spécial du jury à Cannes en 1973, est demeuré (tout comme le reste de ses films) quasi invisible depuis sa sortie. Il faut attendre 2022 pour que Les films du Losange réussisse enfin à acquérir les droits de l’ensemble de la filmographie d’Eustache. Leurs restaurations permettent leurs ressorties en salle au début de l’été 2023. Azoury profite de cette actualité inespérée autour d’Eustache pour investir ses films. 

© Numéro Zéro, 1971 – Les films du Losange

En effet, malgré quelques éléments biographiques, le cœur du projet d’Azoury est avant tout d’ausculter en profondeur l’œuvre du réalisateur. Il s’agit pour lui de s’immiscer dans la chair de ses films. D’en faire ressortir les problématiques et les obsessions qui les traversent de part en part, d’un bout à l’autre de sa filmographie, qui résonnent et correspondent entre elles. Une entreprise délicate car si la vie et les névroses du cinéaste ont été copieusement commentées, ses films, eux, n’ont pas été regardés, tout juste vus.

Ainsi, Azoury parcourt chronologiquement l’œuvre d’Eustache et s’attache à démontrer, film par film, leur singularité. Il prend le temps d’exposer la situation dans laquelle se trouvait Eustache et d’éclaircir les préoccupations qui animent chacun de ses métrages. À ce titre, il distingue plusieurs périodes du cinéma d’Eustache. De l’apprivoisement du médium jusqu’aux projets inachevés, sa filmographie est balayée dans son ensemble en montrant comment chacune des périodes n’est que le prolongement de la précédente. En s’attachant à montrer également comment ses obsessions se stratifient. Il les fait ressortir et les dévoile de manière saillante. Notamment la question du vrai, du faux, de leur correspondance et les liens qu’ils entretiennent avec la parole.

Une obsession aussi pour le temps perdu. « Le temps perdu reste le temps perdu » nous disait Eustache dans un article des Cahiers. Il voudrait répéter par le biais du cinéma des moments perdus. Ce moment où sa grand-mère lui racontait sa vie (Numéro Zéro, 1971). Ce moment où son ami Jean-Noël Picq racontait comment il épiait, par le biais d’un trou, les sexes des femmes qui allaient aux toilettes d’un bar (Une sale histoire, 1977). Dès lors, ce qui obsède Eustache, c’est la reconstitution de ces moments. Au fond, voudrait-il revivre ceux-ci. Mais, le dispositif cinématographique porte en lui son propre échec. L’enregistrement crée un écart. « Rien ne sera jamais exactement pareil. Le cinéma fait ce qu’il peut. » nous dit Azoury. Il continue : « Il [le cinéma] fait avec le manque, il fait avec le faux, il fait avec la mémoire, il fait avec l’inanimé, il fait avec le vivant, il fait avec le jeu, il fait avec le présent, il répète mal quelque chose qui quoi qu’il en soit s’enfuit. »

© Mes petites amoureuses, 1974 – Les films du Losange

Azoury reste près des films et ne s’en éloigne pas. Ses échafaudages théoriques prennent toujours appui sur ce qui est filmé. Ensuite, fait-il dialoguer Eustache avec ses contemporains. Exemplairement Barthes puisqu’il démontre comment Eustache était travaillé par l’effacement de l’auteur (par la mort de l’auteur, dirions-nous dans une terminologie barthienne). Mais aussi, Lacan ou Foucault. Enfin, comment les livres viscéralement mystiques d’Artaud ou Bataille se répercutaient dans ses films. Ces références dessinent un corpus eustachien qui rend bien compte de la vitalité de cette oeuvre profuse. 

Surtout, Azoury désamorce la tentation de raconter le cinéma d’Eustache par la fin de sa vie. Il serait inopportun d’analyser son œuvre à l’aune de son suicide comme si celui-ci jetterait la lumière sur sa carrière. Croire que la vie d’un individu aurait un sens défini et linéaire, de sorte que son suicide éclairerait un ensemble de choix conscientisé, est stupide. Ce serait donner rétroactivement un sens rationnel à des décisions qui n’en ont pas forcément. Ce serait donc oublier le caractère intrinsèquement aléatoire et chaotique de la vie. Le refus de ce geste romantique dénote d’une profonde humilité. Les analyses déployées dénotent d’une pénétrante acuité. Enfin, l’hommage rendu dénote d’un amour sincère et embué. 

Jean Eustache : Un amour si grand de Philippe Azoury, 352p, 23€ – publié le 23 juin 2023 chez Capricci éditions.

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