[CRITIQUE] Green Border – Filmer le pire ne le rend pas meilleur

Il est indéniablement ironique de conter une narration dépourvue de toute subtilité morale, dressée en une dichotomie manichéenne. En simplifiant à l’excès une problématique politique et humanitaire complexe, le drame d’Agnieszka Holland, Green Border, manifeste indubitablement des intentions nobles, toutefois, il s’appuie excessivement sur la culpabilisation des individus Blancs, au détriment de sa valeur artistique. Ce long-métrage, prolixe et péremptoire, initialement conçu pour susciter l’attention envers une authentique crise humanitaire aux confins de l’Europe, s’apparente davantage à un marteau massif qui, avec son incessant déversement de détresse, accable et exténue le spectateur. Il peut bien séduire un auditoire au cœur compatissant, prompt à verser des larmes devant la violence dépeinte, mais lorsque l’on dépasse le pathos et que l’on discerne le manque de cohérence et de véritable vision artistique, sa prétendue attraction laisse le public béant d’incrédulité.

La frontière verte évoque la limite entre la Biélorussie et la Pologne, plus précisément la forêt de Białowieża, un des derniers vestiges de forêt vierge en Europe continentale. C’est un cadre pittoresque pour une réalité bien plus sombre. Les migrants, préférant éviter la route méditerranéenne soi-disant plus dangereuse, empruntent cette voie terrestre vers l’Union européenne dans l’espoir de trouver des pâturages plus sûrs. Cependant, il n’y a nullement moins de péril dans cette zone verdoyante où des âmes désespérées deviennent les jouets de patrouilles frontalières impitoyables des deux côtés, transformant la vie humaine en monnaie d’échange sans la moindre once d’humanité.

Copyright Agata Kubis / Piffl Medien

En abordant cette problématique sous trois angles différents, Green Border pèche par sa simplification excessive. Initialement, le film suit une famille syrienne de cinq personnes accompagnée d’une femme afghane, leur compagne de voyage, lors d’un vol confortable depuis la Turquie, les précipitant ensuite dans un transfert aéroportuaire préalablement organisé vers la frontière. Tout bascule lorsque survient une patrouille biélorusse. Ils sont expulsés sans ménagement, franchissant le fil barbelé, maigre séparation entre l’UE et le totalitarisme. Leur joie d’avoir atteint la terre promise se dissipe rapidement face à la cruauté des gardes-frontières polonais, tout aussi inhumains que leurs homologues de l’autre côté de la clôture, les renvoyant d’où ils viennent. Ainsi s’engage un interminable jeu de ping-pong.

Dans ce coin de forêt, tous ne sont pas d’infâmes ogres. Parmi eux, se trouve Jan, un garde-frontière polonais, en proie à une profonde détresse morale, sa femme étant sur le point d’accoucher. Son tourment résulte de ses actions, dictées par une sinistre propagande du gouvernement polonais, qui qualifie les personnes tentant de franchir la frontière de “pions” envoyés par le dictateur biélorusse Aleksandr Lukashenko pour affaiblir l’UE. Envoyer des enfants en bas âge à une mort certaine pèse lourdement sur sa conscience.

Tragiquement, cette perspective est sous-exploitée. Il semble que Holland ne sache pas comment tirer parti de Jan, optant pour des voies plus familières : la misère des migrants ou le complexe du sauveur incarné par Julia. Dans le meilleur des cas, le premier peut être considéré comme une sincère tentative de mettre en lumière la crise humanitaire aux frontières de l’Europe ; de manière plus cynique, il s’apparente à une pornographie de la souffrance, car Green Border se complaît dans une succession ininterrompue d’humiliations brutales infligées à ces âmes démunies par des agents frontaliers caricaturalement cruels. Indubitablement, les scènes décrites dans le film reflètent la réalité, mais leur accumulation excessive a pour effet probable de lasser plutôt que de sensibiliser, contrecarrant ainsi les intentions de l’auteure. Lorsque le film se focalise sur Julia au cours du dernier tiers, il parvient au moins à susciter une certaine tension, porté par l’excellente prestation de Maja Ostaszewska, qui incarne une femme horrifiée par l’enfer à quelques pas de chez elle, éprouvant un impérieux besoin d’agir. Holland espère peut-être que les spectateurs suivront l’exemple de Julia après avoir été témoins des souffrances de Green Border. Une aspiration bien naïve ; si l’humanité n’a pas encore agi après le naufrage de la énième embarcation quelque part près de Lampedusa, un film ne fera pas la différence.

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L’allusion à Lampedusa nous renvoie aux défis artistiques du film. Gianfranco Rosi, avec son propre film sur les décès aux frontières (maritimes) de l’Europe, Fuocoammare, par-delà Lampedusa, avait adopté une approche artistique qui reléguait la souffrance au second plan, renforçant ainsi l’impact des rares moments où le mal se manifestait. La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer, plus récent, est un film sur les camps de la mort nazis, qui n’expose aucune violence ni victime juive, mais demeure l’une des représentations les plus poignantes de l’Holocauste à avoir jamais été portées à l’écran. Green Border ne présente ni la subtilité ni la finesse de ces films, et perd ainsi toute sa puissance potentielle. Le choix du noir et blanc semble davantage esthétique, ce qui est dommage, car un contraste entre les aspects les plus sombres de l’humanité et le vert luxuriant de la forêt de Białowieża aurait conféré au long-métrage une dimension visuellement thématique, tout en permettant de véritablement rendre hommage à sa frontière éponyme.

Green Border véhicule un message puissant, voire essentiel. Toutefois, il ne saurait être qualifié de film puissant, car Holland choisit de le mettre en avant. Un message ne suffit pas à garantir la qualité d’un film, une réalité souvent négligée lorsque le cinéma aborde les injustices du monde. En somme, il ne s’agit simplement pas d’un très bon film. Certes, ces récits doivent être narrés et ces cruautés exposées. Cependant, une surexposition du message, à un point tel qu’il en devient martelant, s’avère éreintante et sous-estime gravement l’intelligence du public, tout en surestimant paradoxalement sa volonté d’agir concrètement face à ces problèmes.

Green Bordel d’Agnieszka Holland, 2h27, avec Jalal Altawil, Maja Ostaszewska, Tomasz Włosok – Au cinéma le 7 février 2024

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