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[CRITIQUE] Fermer les Yeux – Passé Composé

Victor Erice figure parmi les réalisateurs espagnols les plus captivants. Pourtant, en dépit de son talent salué par la critique mondiale, il n’a plus présenté le moindre long-métrage depuis trente et une années. Cette absence douloureuse s’explique par des projets avortés ou des déficits de financement constants. Le réalisateur possède donc une filmographie brève mais séduisante, composée de quatre films, incluant le dernier. Une œuvre qui entretient un rapport complexe avec le temps. Non seulement dans la forme de cette filmographie (chaque long-métrage est espacé d’au moins dix ans), mais aussi dans le fond, où le réalisateur explore le passage du temps. Dans L’Esprit de la Ruche, il s’agit évidemment de la relation de l’Espagne avec son passé franquiste, dans Le Sud, de l’évolution des sentiments familiaux, tandis que dans Le Songe de la lumière, il s’agit simplement de la croissance d’un arbre au fil des années. Après avoir examiné le passé sous tous ses angles, il était manifeste que, pour ce qui pourrait bien être son ultime long-métrage (nous ne le souhaitons pas), Victor Erice se penche sur sa propre perception du temps.

© Manolo Pavón
PASSÉ

Fermer les Yeux s’ouvre durant le tournage d’une fictive production intitulée “La Miradias Del Adios”, au cours de laquelle l’acteur principal disparaît mystérieusement. Obsédé par cette énigme non résolue, le réalisateur Miguel Garay (Manolo Solo) décide de participer à une émission télévisée visant à faire progresser l’affaire. Dans ce scénario redoutablement efficace, réside un grand nombre de regrets. Ceux de Michel Garay, n’ayant jamais eu la chance de finaliser son long-métrage, mais également ceux de Victor Erice, qui jette un regard empreint de douce-amertume sur son art. Le scénario de la fausse production, dans lequel un détective privé est engagé pour retrouver une jeune fille à Shanghai, rappelle l’un des projets avortés d’Erice. En effet, celui-ci souhaitait adapter le roman “La Promesa de Shanghai” de Juan Marsé, et le scénario qu’il avait rédigé pour cette occasion présente des similitudes frappantes avec ce que nous entrevoyons dans “La Miradias Del Adios”. Le réalisateur saisit l’opportunité de tourner une fois de plus pour revivre l’une de ses déceptions avec ce projet abandonné. Pourtant, même à présent, il “annule” ce long-métrage en faisant disparaître l’acteur principal. La relation d’Erice au temps devient alors parfaitement claire : il n’essaie pas de corriger ou de modifier le passé comme le font certains cinéastes. Il s’appuie sur les erreurs et les œuvres passées pour guider ses personnages vers un avenir meilleur.

PRÉSENT

Une bonne partie du film est tournée en Andalousie, là ou il n’a jamais pu tourner certaines scènes du Sud. Même s’il considère ce long-métrage comme une « œuvre inachevée » il n’essaye pas ici de corriger les séquences incomplètes. Il se sert au contraire de son expérience pour créer un havre de paix, qu’il a longtemps fantasmer de voir sur grand écran, et mettre ses personnages à l’abri. Le présent est sans cesse traversé par le cinéma, que ce soient les films réalisés (la petite Ana de l’Esprit de la Ruche incarne ici la fille du mystérieux acteur disparu) ou ceux abandonnés (on pense à ces plans sur des bobines couvertes de poussières). L’un ou l’autre sont regardés avec tendresse par Miguel Garay, alter égo évident d’Erice. Les objets de cinéma, donc le passé du réalisateur, ne sont jamais entachés de mauvaises émotions. Le disparu, Julio Arenas, garde précieusement une photo de tournage, même si pour lui elle ne représente aucun souvenir. Des amis, réunis un soir au bord de l’eau, chantent ensemble une chanson de Rio Bravo, par Hawks. Un garage, rempli d’archives cinématographiques, vient rappeler à Garay les malheurs et les joies du passé. Ces souvenirs sont les vecteurs de la mémoire, et donc toujours des idées positives. Se souvenir du passé pour améliorer le futur, le faire vivre par les émotions, et donc par l’art. Le regard que pose Erice sur le temps, et donc la manière dont la mémoire survit, est touchant. Et surtout il permet à nous autres, amateurs de son cinéma, de voir différemment ses premiers longs-métrages. La mémoire évolue constamment, et donc survit. C’est un peu ça aussi le cinéma.

© Manolo Pavón
FUTUR

Quel regard pose Victor Erice sur son futur avec Fermer les Yeux ? Il pourrait sembler pessimiste, notamment en montrant une carrière brisée par un drame et un cinéaste qui ne participe désormais qu’a la télévision. Le seul cinéma présenté dans le film est abandonné et désaffecté. Pourtant même dans cet espace en ruines, la magie fait son effet. C’est un film, même incomplet et « maudit », qui permet de faire perdurer la mémoire. Elle est là la leçon de Victor Erice, après tant de films non-terminés et de projets abandonnés. Il n’a ni regrets ni tristesse quand il fait le point sur sa carrière, et donc sa vie. Car ce sont tout ces souvenirs qui permettent à l’acteur disparu, de communiquer par émotions avec son passé. Qu’importe si les souvenirs soient réels ou fictionnels, ils vivent et permettent aux personnages, et spectateurs, de s’unir par des œuvres communes. Quand on se demande ce qu’est le cinéma de Victor Erice, la réponse est évidente avec cette œuvre finale. Il n’a jamais voulu étudier les rapports entre le temps et les êtres, mais plutôt ceux que l’on entretient avec la mémoire et les souvenirs. On comprend mieux pourquoi la filmographie d’Erice commençait en 1973 avec une projection du Docteur Frankenstein, qui tourmentait la jeune Ana, et d’une certaine manière la rapprochait de la réalité. C’est l’effet que les films du cinéaste ont eu, ont, et auront sur nous tous au fil des ans. Fermer les Yeux c’est se rapprocher des autres.

Fermer les yeux de Victor Erice, 2h49, avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent – Au cinéma le 16 août 2023

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