Benjamin Naishtat est un cinéaste argentin qui a d’abord capté l’attention avec son film Histoire de la peur, présenté en 2014 au festival de Berlin. Ce premier long-métrage révélait déjà l’intérêt marqué du réalisateur pour la situation politique de son pays, notamment le chaos en gestation. En 2015, il a approfondi cette thématique avec El Movimiento, un film historique qui explore des luttes violentes en Argentine. En 2019, Naishtat a réalisé Rojo, un thriller politique acerbe qui dénonce la corruption du pouvoir.
Le retour de Benjamin Naishtat, en coréalisation avec sa compagne Maria Alché, est vivement attendu, particulièrement après les récents bouleversements politiques en Argentine. Depuis l’élection de l’ultra-libéral Javier Milei, le secteur culturel argentin traverse une crise profonde causée par des réformes politiques et économiques visant à démanteler ce domaine. La fin des subventions publiques et les tentatives de censure des artistes, visant à museler l’opinion publique, mettent en péril le cinéma argentin. La fermeture de plusieurs départements de l’INCAA, l’organisme national du cinéma, menace la production de nombreux films, l’organisation des principaux festivals et la formation dans les écoles de cinéma. Ces mesures sont justifiées par des prétendues coupes budgétaires et une propagande d’État cherchant à dénigrer le secteur artistique en le présentant comme un ennemi du peuple. En réalité, l’art est utilisé comme une arme, et Javier Milei entend priver ses opposants de moyens de défense. Ces méthodes rappellent évidemment le programme du RN en France, qui vise à affaiblir la culture française, notamment en supprimant le statut d’intermittent du spectacle. Cette décision pourrait gravement affaiblir les festivals et la production d’œuvres artistiques, tout en plongeant les artistes dans la précarité. Bien que le long-métrage ait été tourné avant l’élection de Javier Milei, il explore déjà le chaos menaçant d’engloutir le pays.
El Profesor débute comme une comédie burlesque. Marcelo, interprété de manière hilarante par Marcelo Subiotto, est professeur de philosophie confronté à une série de situations délicates après le décès de son collègue et mentor. Par exemple, lors de la cérémonie d’adieu, il laisse son téléphone sonner à plein volume, provoquant gêne et embarras. Ensuite, en quittant la cérémonie, il s’assoit malencontreusement sur une crotte étonnamment immense, qu’il doit dissimuler tant bien que mal pendant le reste de l’événement. Le long-métrage multiplie ce type de gags burlesques dans sa première partie, les intensifiant avec des effets de montage qui rendent hommage aux films de Buster Keaton.
Notamment, les séquences où Marcelo donne des cours de philosophie à une bourgeoise pour arrondir ses fins de mois révèlent le véritable moteur du film : utiliser le comique pour éclairer l’agitation politique qui secoue le pays. Lorsque le film se libère des poids scénaristiques initiaux (les mésaventures de Marcelo et sa rivalité avec un collègue), il déploie toute sa force politique et émotionnelle. Les dialogues comiques entre Marcelo et les autres personnages ne sont pas aussi cruciaux que les décors qui les environnent, lesquels jouent un rôle essentiel dans l’ensemble de l’œuvre.
Le titre original du film, “Puan”, met l’accent sur le lieu plutôt que sur le protagoniste. Il fait référence à la rue de l’Université publique de Buenos Aires, épicentre des récentes manifestations étudiantes. Cette rue est imprégnée d’une atmosphère particulière, étant donné que l’université elle-même est installée dans une ancienne manufacture de tabac, où les salles de classe délabrées sont ornées de murs tapissés d’affiches appelant à manifester. Les fenêtres ouvertes laissent entendre les cris des manifestants, tandis que les rues sont couvertes de slogans contestataires. “Puan” ne désigne pas seulement un lieu, mais symbolise également l’université en tant que lieu de convergence pour de nombreuses générations d’étudiants. La première partie du film est riche en détails décoratifs qui soulignent l’urgence de la situation politique en Argentine, tout en ne les mettant jamais au premier plan. Même au moment du climax, lorsque les manifestations étudiantes éclatent à Buenos Aires, les cinéastes choisissent une ellipse, évitant de dépeindre davantage les bouleversements politiques pour se concentrer sur l’arc narratif du personnage principal : un professeur qui se sent impuissant face à la crise nationale.
El Profesor se présente comme une réussite en demi-teinte, offrant un regard détaillé sur l’explosion des manifestations en Argentine, mais se recentrant inévitablement dans ses dernières séquences sur l’arc narratif de son personnage principal. Ce protagoniste, incapable de trouver ses propres pensées tout au long du film, finit par interpréter une chanson qui le définit. Alors qu’il résout ses problèmes personnels et semble enfin trouver sa voie, une larme solitaire vient clore le récit, laissant une impression douce-amère. Ce dernier plan est particulièrement émouvant, capturant un moment où un homme prend son destin en main alors que son pays sombre dans la crise. L’opposition entre le titre original, qui évoque un lieu de savoir collectif, et le titre français, qui se concentre sur un personnage unique, reflète la lutte du film pour trouver son identité. Oscillant entre une satire politique acerbe et une comédie burlesque divertissante, il peine à trouver le bon angle pour aborder ces événements complexes. Même l’aspect philosophique, incarné par des moments comme le déguisement de Marcelo en Socrate malgré sa spécialité pour Jean-Jacques Rousseau, philosophe pour qui la démocratie représente un idéal politique, est traité avec une touche comique. Ce contraste entre le comique et le tragique devient plus poignant lorsqu’on le confronte à la réalité des événements en Amérique du Sud.
Ainsi, même si la campagne des élections européennes et législatives peut sembler comique, le résultat final pourrait rapidement basculer vers la tragédie, semblable à celle que vit le peuple argentin. Il est crucial de voter le dimanche 7 juillet. Trouvons le bon angle.
El Profesor de Maria Alché et Benjamín Naishtat, 1h51, avec Marcelo Subiotto, Leonardo Sbaraglia, Julieta Zylberberg – Au cinéma le 3 juillet 2024