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[CRITIQUE] Desert of Namibia – Comment Aimer une Héroïne Qui Refuse de l’Être ?

Tokyo s’étire sous un ciel pâle. Pas de néons, ni d’effervescence : juste le poids écrasant du quotidien et l’étrangeté d’une ville qui, malgré sa taille, semble étrangement vide. Avec Desert of Namibia, Yôko Yamanaka nous propose une errance à travers la banalité d’une jeunesse désemparée, représentée par Kana (Yumi Kawai), 21 ans, esthéticienne décalée, perdue entre des amours frustrants et un travail insensé. Incapable de trouver une direction, elle traverse des relations dysfonctionnelles et un quotidien lassant qui l’étouffent peu à peu, sans qu’elle parvienne à se comprendre ou à se libérer. Mais ce qui frappe ici, c’est le paradoxe qu’elle expose : comment aimer ce qui semble détestable ? Comment approcher un personnage, une génération entière peut-être, qui ne nous renvoie que ses contradictions, ses refus, son malaise ? La cinéaste nous invite à franchir la frontière de l’indifférence et à chercher, non pas dans le changement, mais dans l’acceptation pure et simple des failles. Avec un langage filmique qui, sans complaisance, éclaire ce qui se cache derrière ce rejet apparent du monde, la réalisatrice ouvre un questionnement profond : peut-on apprendre à aimer ce qui refuse d’être aimable ?

Copyright Eurozoom

Dès les premières images, Yamanaka fait de Tokyo un personnage à part entière, un personnage en sourdine. Pas d’agitation ; la ville est réduite à un espace d’errance en pleine lumière crue, un labyrinthe de rues vides qui renvoie sans cesse Kana à sa solitude intérieure. Chaque plan fixe et chaque silence imposent au spectateur la lenteur de cette vie urbaine qui se vit dans la torpeur diurne, loin des clichés d’un Tokyo énergique et vibrant. La mise en scène refuse le spectaculaire, et c’est ce refus qui donne au film sa force subversive. Par des cadrages où l’espace semble se resserrer autour de Kana, elle façonne l’idée d’un monde extérieur qui impose sa présence sans jamais se rapprocher. En fixant longuement la caméra sur les gestes monotones de Kana — au travail, lors de ses trajets, ou dans les conversations anodines où elle est à peine impliquée — la réalisatrice élabore une atmosphère de distance qui rend tangible ce sentiment d’inaccessibilité. La répétition de ces scènes quotidiennes, sans variation ni climax, révèle l’épuisement intérieur de Kana sans qu’elle ne le dise jamais.

Avec Desert of Namibia, Yamanaka brouille la frontière entre le réel et l’intolérable. Elle ne présente pas une héroïne sympathique ou tragique, mais une jeune femme dont le détachement et les choix destructeurs déroutent. Dans sa relation avec Honda (Kanichiro), son petit ami paternaliste, puis avec Hayashi (Daichi Kaneko), son amant agressif, on assiste à des scènes qui, loin de susciter la compassion, laissent au spectateur un sentiment de gêne. Dans une dispute où elle lance un objet au visage de Hayashi, la caméra reste en plan fixe, sans monter l’intensité émotionnelle, comme si tout cela n’était qu’un mauvais geste de plus, dénué de sens profond. Cette ironie froide, quasi clinique, rend la violence plus troublante encore : elle est banale, presque absurde. Yamanaka capte ce moment de rupture d’un œil neutre, refusant de forcer l’émotion, laissant cette violence sans explication, comme un geste involontaire, une réaction impulsive face à la vacuité de leur relation. Ici, le spectateur est alors forcé de se positionner : doit-il juger, détourner le regard, ou chercher à comprendre l’invisible souffrance ?

L’usage de l’objectif de Petzval, cet objectif qui crée un effet de flou artistique autour des sujets, déploie une vision qui perturbe et déstabilise. Dans les moments où Kana marche seule, perdue dans une forêt, l’arrière-plan se déforme, devenant une extension de son isolement intérieur, comme si tout ce qui l’entoure restait inaccessible. Ce choix esthétique n’est pas gratuit : il devient une métaphore visuelle de la fragmentation de Kana, un prisme où chaque flou évoque une partie d’elle-même qu’elle n’arrive ni à atteindre, ni à comprendre. La caméra devient alors un miroir, à la fois net et déformé, qui propose une vision de Kana où chaque détail, chaque flou, racontent une part de son incapacité à se définir. En cela, Yamanaka invite le spectateur à appréhender Kana non comme un mystère à résoudre, mais comme une énigme à accepter telle qu’elle est. C’est dans cette distance que le film révèle sa radicalité : il ne cherche pas à faire aimer Kana, mais à faire comprendre que l’amour peut naître dans l’incompréhension.

Copyright Yamanaka Yoko

Desert of Namibia se construit sans progression narrative traditionnelle, mais à travers une série de gestes et de situations qui se répètent presque à l’identique. Cette structure, loin d’être vide de sens, est un commentaire sur l’absurdité d’une quête qui n’aboutit jamais. Kana rompt avec Honda, se rapproche de Hayashi, retourne au travail sans but ; elle change de lieux, de visages, mais rien ne change en profondeur. Cette répétition lancinante est, en elle-même, une réponse à la problématique du film : peut-on aimer sans transformation, peut-on accepter sans espoir d’évolution ? Yamanaka utilise cette boucle narrative pour poser l’idée d’un amour qui n’a pas besoin d’être mérité, d’une empathie qui existe même dans l’inaction. En ne donnant aucun arc de rédemption ou de changement à Kana, la réalisatrice libère son personnage des attentes du spectateur. Aimer Kana, c’est admettre que parfois, la vie ne propose pas de solution ; elle se contente de se répéter. L’acceptation de ce cycle devient alors une forme d’affection plus sincère, dénuée de l’exigence d’un “meilleur soi”.

La dernière scène, où Kana est seule, assise sur un banc dans la lumière douce du matin, résume ce voyage intérieur fait d’errance et d’inachevé. Elle ne regarde rien de particulier ; elle est là, immobile, dans une posture qui n’attend rien. Elle existe, simplement, dans cet instant suspendu, comme un dernier souffle pris avant de disparaître dans l’immensité. Yamanaka nous laisse sur cette image sans résolution, mais chargée d’une beauté crue : Kana, figée dans un moment de paix fragile, semble incarner le soulagement que procure l’acceptation totale de soi, même dans ses parts les plus déplaisantes. Ce moment final, loin d’être une conclusion, devient une invitation à considérer la valeur de l’incompréhension comme une forme d’amour inconditionnel. Kana, par sa simple présence, nous propose une sorte de vérité brutale : l’amour ne se trouve pas toujours dans l’enthousiasme ou la clarté, mais parfois dans la patience d’un regard. Et peut-être qu’au bout de cette patience, dans les ombres et les silences, on découvre qu’aimer ce qui semble détestable, c’est respirer la vie même, dans toute son opacité et sa beauté imparfaite.

Desert of Namibia de Yoko Yamanaka, 2h17, avec Yumi Kawai, Daichi Kaneko, Kanichiro – Au cinéma le 13 novembre 2024

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