[CRITIQUE] Civil War – Rien qu’une photo

Face à Civil War, l’esprit est inévitablement ramené à l’image emblématique capturée par Nick Ut, le 8 juin 1972 dans le village de Trảng Bàng, au sud du Vietnam : celle de “La petite fille au napalm“. Cette photographie, d’un noir et blanc saisissant et d’un contraste froid, dépeint des enfants fuyant un nuage épais de fumée noire, résultant d’une attaque au napalm. Au centre de cette scène, se tient une jeune fille dénudée, brûlée, pleurant et souffrant. La composition est soigneusement équilibrée, le point de vue parfaitement choisi, et surtout, l’instant capturé semble être le moment idéal. C’est cette fraction de seconde précise où le visage bouleversé des enfants reflètent leur douleur physique, tandis que les soldats qui les escortent détournent le regard, indifférents à leur bien-être et à leur confort. C’est cette précision artistique du photojournalisme qui hante le long-métrage d’Alex Garland.

Alors que de nombreux spectateurs s’attendent à découvrir ici une critique incisive de l’Amérique ou un thriller politique tapageur avec des scènes d’action explosives, impliquant des tanks et des mitrailleuses, le cinéaste utilise habilement ces éléments comme toile de fond pour interroger le pouvoir des images. Dans un contexte où le cinéaste double lauréat de la Palme d’Or, Ruben Östlund, avance des idées idiotes telles que “et si l’utilisation d’une caméra nécessitait une autorisation, tout comme les armes à feu – du moins dans les pays développés ? La caméra est un outil puissant“, Garland, quant à lui, choisit d’explorer le point de vue et la portée de ces images dans une Amérique plus divisée que jamais, rappelant la période de la guerre de Sécession, évoquée par le titre Civil War.

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Toute cette métaphore des États-Unis comme point d’ancrage intéresse profondément le cinéaste, non seulement parce qu’il dispose ainsi de toute la diversité de l’humanité à portée de main, mais aussi parce que le pays lui-même est fracturé en plusieurs États, chacun régi par des lois, des mentalités et des cultures différentes. Durant la guerre de Sécession, il y avait le Nord et le Sud. Aujourd’hui, bien que nous ne restions qu’au Nord dans ce récit, le véritable problème n’est plus tant la différence entre les deux pôles que la divergence d’opinions politiques qui prévaut. D’un côté, nous avons la droite conservatrice représentée par Trump (dont le personnage du Président, joué par Nick Offerman, semble être inspiré), et de l’autre, la droite démocratique représentée par Obama/Biden. C’est là que Civil War trouve toute sa pertinence. Ces dernières années, la politique mondiale se divise en deux camps, et les populations optent souvent pour le pire : l’extrême droite réactionnaire et conservatrice, comme en témoignent les résultats des élections européennes de juin 2024 et l’élection de Javier Milei en Argentine, entre autres. Même si Garland ne cherche pas à apporter de réponses ou de solutions à ces divisions, il dévoile à travers la forme du road-trip une multitude de portraits : de la base de survie de l’Unicef aux opinions racistes de Jesse Plemons, en passant par un homme protégeant son domaine. Nous observons ainsi toutes les subtilités et les dérives de l’humanité contemporaine.

À travers les personnages de Lee (interprétée par Kirsten Dunst), photojournaliste de guerre, Joel (joué par Wagner Moura), Sammy (incarné par Stephen McKinley Henderson) et la débutante Jessie (jouée par Cailee Spaeny), nous sommes entraînés dans un voyage à travers une partie du pays, de New York à Washington. Ce road-trip, ponctué de rencontres malheureuses et de péripéties, ne vise qu’à nous questionner sur les images que nous contemplons. Il est intéressant de constater que nos personnages, en cherchant simplement à prendre des photos, évitent de prendre position. Les différences entre les milices privées et les forces gouvernementales sont floues : que ce soit ceux qui attaquent la Maison Blanche dans le climax, ceux qui se défendent lors d’une scène tendue avec un sniper embusqué, ou ceux que nous voyons protéger les routes, nos personnages interagissent avec tous, prennent en photo tous ces individus, sans même demander de quel camp ils font partie. Les images nous interrogent davantage lorsque Lee demande à un homme de poser devant deux hommes qu’il torture dans un grand bâtiment. Elle prend la photo, mais comment savoir si cette unique photo est destinée à encourager ou à dénoncer ? Sans le contexte, il est difficile de le dire. C’est simplement un homme qui pose en souriant devant deux corps ensanglantés. Interrogeons les images, car leur seule utilité est de témoigner d’un moment et de provoquer un choc. Ainsi, l’identité et le style du photographe sont importants.

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D’abord, il y a les photographies prises par l’expérimentée Lee : des images numériques en couleur, résolument modernes et au grain similaire à celui des images de Garland. Ses clichés ne se détachent pas du récit, même s’ils interviennent parfois pour interrompre l’action. Traumatisée par ses expériences passées (nous y observons dans un lourd flashback des scènes de tueries de masse, de mutilations et un meurtre par immolation), ces traumatismes se manifestent continuellement à l’écran, entourant uniquement son visage d’une aberration chromatique. Les couleurs se brouillent, se décomposent. Contrairement à ses photographies, qui, étant donné sa familiarité avec l’horreur, sont d’une netteté fascinante mais dénuées de point de vue. Ses images sont habituelles, ordinaires.

En contraste, les photographies de Jessie, l’apprentie photojournaliste que Lee prend sous son aile, sont d’une tout autre nature. Incarnant la modernité mais optant pour la photographie argentique en noir et blanc granuleux, Jessie apporte une vision innocente et profondément neutre aux événements qui se déroulent devant elle. Les interruptions de l’action se font plus marquantes et ses cadres respirent un certain sentiment de candeur. Une approche plus stylisée, certes, mais qui pose de réelles questions. Elle capture les regards de ses collègues au cœur de scènes de fusillades, au point que sa première photo est un plan large de Lee photographiant un corps meurtri parmi les blessés et les morts après l’explosion d’une citerne. Cette photo ne sera probablement jamais revue, peut-être même pas publiée, mais elle est presque personnelle pour Jessie et d’une puissante évocation. Dès l’introduction, elle remet en question le métier de photojournaliste : une profession où l’on doit capturer le pire et l’horreur pour informer une population qui souhaite souvent échapper à cette réalité. Mettre sa santé mentale en péril au nom de l’information, prendre des risques pour obtenir l’image choc qui fera parler. Ici, notre petite bande de fanfaron vont courir après le buzz, leur seul objectif et de chercher la photo choc et ou, pour Joel, les derniers mots du Président.

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Tout cela soulève d’ailleurs une question fondamentale : est-il vraiment nécessaire de prendre autant de risques pour provoquer le choc ? Alex Garland lui-même n’a pas de réponse définitive à cette interrogation, mais il offre des pistes de réflexion. Lorsqu’un de ses compagnons de route trouve la mort au cours d’une de leurs péripéties, Lee décide de le photographier à travers la vitre du véhicule, recouvert de sang. Ce sang, illuminé par le soleil à travers la vitre, crée une aberration chromatique au sein même de l’image. Bien que ce soit certainement sa photo la plus évocatrice, Lee finira par effacer cette image de sa carte SD. Est-ce que le risque encouru pour témoigner de cette mort vaut réellement le coup ? Est-ce que cette mort mérite d’être exposée au public au nom du choc ?

Cette scène fait écho à l’image capturée par Jessie dans l’introduction, photographiant Lee en train de capturer les personnes décédées après l’explosion. Ces images ne restent pas seulement dans la mémoire numérique, mais surtout dans la mémoire tout court. Le choix de supprimer cette photo est pour Lee un moyen de faire son deuil et d’espérer oublier. C’est aussi un moyen pour le cinéaste d’essayer de provoquer un changement. Il demande à l’ancienne école de photographes de ne plus immortaliser la mort, mais la vie. Jessie, elle, ne commet pas cette erreur. Ou du moins, lorsqu’elle essaie, ses émotions prennent le dessus et elle en sort bouleversée. Elle a appris la leçon : la mort ne justifie pas d’être photographiée. C’est pourquoi elle choisit de capturer son mentor dans ses dernières secondes de vie. Comme pour Nick Ut, l’instant capturé semble être le moment idéal. En arrière-plan, l’on distingue les flashs lumineux des canons, et au premier plan, le visage de Lee, dans sa toute dernière émotion, regardant l’objectif avec un sourire. Elle devient ainsi une image sans aberration chromatique, granuleuse, qui témoigne de toute la dangerosité de ce métier.

Civil War d’Alex Garland, 1h49, avec Kirsten Dunst, Wagner Moura, Cailee Spaeny – Au cinéma le 17 avril 2024

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