Entre le hall et la sortie de l’aéroport, sous l’œil scrutateur des caméras de surveillance, deux hommes sont impitoyablement abattus au vu et au su de tous. Une enquête s’amorce pour démasquer le coupable, mais au sein du commissariat, deux écoles se dessinent : le brigadier (Pablo Pauly), acharné et désarmé dans sa quête d’une infime piste au sein de ce dédale de pixels ; le commissaire (Michel Fau), rompu à ces situations probablement par ses expériences en Corse, qui semble moins engagé dans la poursuite de l’enquête. C’est dans ce cadre que s’ouvre Borgo de Stéphane Demoustier. Le spectateur s’attend naturellement à être entraîné dans une intrigue policière. Les bases sont jetées, les victimes identifiées, et la question essentielle se pose : qui est l’auteur de ce crime ? Est-ce vraiment là le récit qui nous est offert ?
Bien que cela puisse surprendre au premier abord, Mélissa (Hafsia Herzi) se révèle être une figure clé dans cette affaire. Plutôt que de rester uniquement sur le point de vue des policiers pour suivre l’enquête, le choix de se focaliser sur elle s’avère stratégique. Lors de l’introduction, une courte séquence de vidéo surveillance montre une femme aux longs cheveux noirs vêtue d’un t-shirt rouge bordeaux en train d’embrasser l’une des futures victimes. Le spectateur a un temps d’avance puisqu’il sait qu’il s’agit de Mélissa. Ce choix narratif nous positionne en tant que spectateurs en avance par rapport aux enquêteurs. Suivre son point de vue promet de révéler des subtilités cruciales sur son rôle dans cette affaire, bien au-delà des simples détails d’une procédure policière. Sa mise en avant nous invite à explorer les motivations et les liens qui pourraient la relier aux événements. C’est ce qui intéresse le cinéaste : comprendre la partie d’échecs en osant regarder le pion.
Les attentes initiales sont contournées, reléguant l’enquête au second plan. Borgo se métamorphose en un film carcéral où l’immersion se révèle à la fois réaliste et singulière. Ces prisonniers manifestent un certain respect envers leurs surveillants, même si leur rôle se résume à les nourrir, leur demander de nettoyer leur bordel et de les déplacer d’une pièce à l’autre. Les détenus exercent un contrôle non seulement sur la prison – manifestant et négociant des décisions – mais aussi sur l’extérieur. Mélissa, venue de la métropole, reste aveugle à cette réalité. Sa réalité se résume au bonheur de ses enfants. Elle se précipite pour acheter un vélo à sa fille au moindre caprice, illustré de manière cinglante par un montage abrupt après un “non” catégorique des parents. Elle a également des soucis de voisinage depuis son déménagement, mais surtout le souci de faire vivre sa famille, étant celle qui rapporte l’argent à la maison pendant que Djibril (Moussa Mansaly) est en quête de formation – et donc au chômage.
Lorsqu’elle visite la prison avant de prendre son poste, Mélissa retrouve Saveriu, un ancien détenu qu’elle avait surveillé dans la métropole, désormais transféré à Borgo. Ce dernier dispose d’un réseau de contacts et d’une influence considérable. À distance, il envoie des hommes pour régler le problème de voisinage de Mélissa – son arrivée en Corse s’est vue accompagnée de harcèlement, de gestes racistes envers son mari noir, de jugement envers ses enfants qui s’en défendent avec violence – et intervient pour la tirer d’une situation délicate au sein de la prison. Il incarne le parfait “ange gardien”, intégrant notre protagoniste à la communauté des détenus ainsi qu’à la vie locale.
Prise dans un engrenage de services rendus pour services rendus, Mélissa croise Saveriu sur une petite île corse – comme il se plaît à le rappeler – et se retrouve désormais à sa disposition. Leur rencontre se déroule près d’un tabac, alors que le commissaire passe rapidement devant eux. Dans ce montage désynchronisé alternant l’enquête et notre protagoniste, il est incertain si le commissaire connaît Mélissa. Ils ne vont pas interagir, cela reste une question en suspens. Une simple remise de montre à un détenu se mue en une extorsion d’informations cruciales pour les affaires des différents clans. Cette montre lui a été remise dans une baraque isolée sur une plage, où se trouvent plusieurs individus, notamment armés. Mélissa a alors l’occasion de manipuler ces armes sur des cibles, tandis que Saveriu tente de manière peu subtile de se rapprocher d’elle, probablement en tentant de la séduire, pour lui expliquer en vain – car elle sait très bien comment les utiliser. Elle va même sympathiser avec Anto, l’individu qui a réglé son compte avec son voisin de palier, alors qu’ils s’étaient déjà croisés quelques scènes auparavant dans une chapelle où Anto s’était lié d’amitié avec ses enfants. Toutes ces séquences sont soigneusement cadrées et montées de manière à suggérer un danger latent. Lorsqu’Anto apparaît dans la chapelle, il est filmé en contre-plongée par rapport à la famille, et la scène est entrecoupée par les regards méfiants de Djibril, qui demeure dans l’ignorance de la situation. Quand Anto est seul à l’écran, sa présence impose une certaine tension. Pourtant, dans ce qui est montré, il ne se passe rien d’alarmant en apparence. Le jeu ambigu d’Hafsia Herzi contribue grandement à cette atmosphère. Elle réagit avec un calme apparent, comme si voir des armes ou un inconnu sympathisant avec ses enfants était tout à fait normal.
Surtout, ici le cinéaste cadre en contre-plongée les gros bras imposants du clan, mais ce n’est pas le cas de celui qui semble diriger, Saveriu ; lui n’est jamais présenté comme une menace. Avec Melissa, ils sont toujours cadrés à la même hauteur, aucun rapport de domination ne s’installe. Le casting de Louis Memmi participe à cela. C’est un jeune homme au visage d’ange, de taille moyenne avec une petite mèche toute mignonne et un accent chantant qui séduit. Dans ce qu’il incarne et ce qu’il renvoie, on ne peut pas avoir peur de lui. Est-ce louche ? Cache-t-il quelque chose ? On n’arrête pas de se poser la question, mais la réponse est non. L’objectif est de filmer des relations, une réalité. Pourtant, tout est à disposition du cinéaste pour construire un polar sous tension, stressant et captivant. Mais ce qui le fascine, c’est de filmer le réel, les relations humaines et le quotidien dans toute sa complexité. Sa caméra portée à l’épaule se déplace avec une douceur déconcertante. Les mouvements ne s’agitent jamais, les panoramiques sont d’une lenteur délibérée. En témoigne ce long plan, où elle fournit des cigarettes aux détenus qui la surnomment “Ibiza” et qui chantent pour elle. Une dynamique de groupe se crée, la prison devient son cocon où elle se sent bien et son sourire répond au nôtre. La prison n’est jamais l’environnement hostile qu’on pourrait penser. L’écriture nous avait pourtant prévenus de ne pas s’inquiéter de ces hommes forts, tatoués, aux regards méchants, mais notre habitude des films carcéraux à la Un Prophète ou Dog Pound nous fait douter et paniquer pour rien. Ce qui se passe, se passe et ce n’est pas grave, c’est même plutôt beau.
La véritable violence à l’écran réside dans l’assassinat, vu du point de vue de Mélissa beaucoup plus tard et non à travers les caméras de surveillance que les enquêteurs analysent depuis l’introduction. Mélissa n’est pas la meurtrière mais celle qui identifie la cible pour le tueur. La révélation de Joseph en tant que détenu de Borgo, avec qui elle a développé une relation de confiance après lui avoir sauvé la vie lors d’une crise d’asthme, ajoute une dimension tragique à l’histoire. Un moment glaçant survient lors d’un travelling arrière où l’on la voit fuir rapidement l’aéroport pendant que les deux victimes sont abattues en arrière-plan, le bruit sec des coups de feu résonnant. Ironiquement, cette tragédie semble être banalisée : l’exécution, effectuée devant plusieurs témoins, ne suscite aucune réaction, le tueur allant même jusqu’à dire face à leur impassibilité : “C’est pour un film”.
Peut-être que le commissaire a raison. Cet assassinat s’inscrit dans une guerre de clans, pourquoi chercher le tueur ? Le retrouver ne modifiera rien à la situation. L’île est si petite que tout le monde se croise, tout le monde sait tout, tout est connu et les rencontres se multiplient. C’est là l’essence de Borgo, la banalité d’une microsociété où rien n’est sérieux alors que tout peut l’être.
Borgo de Stéphane Demoustier, 1h58 avec Hafsia Herzi, Moussa Mansaly, Louis Memmi – Au cinéma le 17 avril 2024