L’idée que le cinéma est en train de mourir, ou qu’il est peut-être déjà mort, est certainement populaire à une époque où le spectacle numérique a pratiquement consommé tout autre type de cinéma, notamment à l’ère du MCU. Mais Au cimetière de la pellicule2023, le premier documentaire de Thierno Souleymane Diallo sur l’état du cinéma dans son pays natal, la Guinée, fait ressortir ces pleurs avec un air d’hystérie et d’insignifiance. Ici, le numérique a littéralement tué les salles de cinéma : les gens ne voient plus de films qu’à la télévision et sur des DVD pirates ; pour un homme dans la force de l’âge, on se demande si son enfant sait même ce qu’est une salle de cinéma. Alors que Diallo parcourt le pays à la recherche de Mouramani1953 de Mamadou Touré, le premier film réalisé en Guinée et dans toute l’Afrique francophone, il visite des cinémas et des cinémathèques qui étaient autrefois à la hauteur de leurs homologues européens, mais qui sont tous tombés en ruine. Comme le film de Touré, cette histoire a été perdue, décomposée depuis longtemps au-delà de toute restauration potentielle, comme une bobine de film totalement transformée par obsolescence.
Un ancien du village parle du numérique comme d’une force dévastatrice, comme d’un substitut avilissant et vulgaire au centre sain du cinéma. Mais Diallo – ou peut-être son personnage – commence le film en résistant un peu à une lecture politique. Il demande à plusieurs de ses interlocuteurs s’ils pensent que Mouramani1953 est un mythe, mais presque tous s’en moquent en disant “bien sûr que non“. Mouramani1953 a bel et bien une relation avec le mythe : le film parle du grand patriarche qui a fondé le royaume musulman de Batè, le prédécesseur précolonial de la Guinée. Mais en plus, on a perdu quelque chose de plus concret que le mythe d’un peuple : son histoire. Les conséquences de cette situation sont exprimées de manière choquante par un écrivain français qui affirme que “si Mouramani1953 n’est pas considéré comme le premier film africain, c’est parce qu’il n’a pas eu d’impact culturel“. Afrique-sur-Seine1955 s’inscrit plus confortablement dans un récit historique – et a été tourné en France, le colonisateur de son pays d’origine, le Sénégal et la Guinée – et est donc devenu pour beaucoup le premier film africain, le début du cinéma africain, bien qu’il ait été réalisé deux ans après Mouramani1953.
La cinémathèque guinéenne n’avait pas les moyens de bien conserver sa collection et la plupart des films se sont dégradés. Il fut question de coopérer avec la France pour sauver ce qui restait, mais rien n’y fit et tout fut jeté dans un trou et brûlé. Mouramani1953 figurait sur la liste de cette collection, mais il n’est pas certain qu’elle ait pourri à ce moment-là. Un ancien propriétaire de cinéma considère les auteurs de ces actes comme des criminels, affirmant qu’ils ont attaqué leur propre histoire, tandis que d’autres semblent croire que la France s’en serait mieux occupée. Diallo ne tarde pas à constater que ce n’est pas le cas – ils arrivent à peine à maintenir leur propre culture cinématographique en vie. Il se rend à La Clef – le cinéma occupé qui est resté ouvert depuis 2019 malgré la vente de la propriété par les propriétaires de la société bancaire – où un employé affirme que sans l’expérience collective de visionnage, qui est tellement liée et valorisée par la pellicule matérielle par rapport au numérique, le cinéma est pratiquement mort. Peu de temps après le tournage de cette scène, en mars 2022, le cinéma a été dévalisé et le collectif qui le gérait démocratiquement a été expulsé.
Si c’est ainsi que sont traités ceux de la France, on peut imaginer ce qu’il en est de la culture d’une ancienne colonie. La critique de Mouramani1953 par La Monde ne dit pas seulement qu’il s’agit “moins d’un film que d’une tentative maladroite et naïve“, mais conclut, de la manière la plus condescendante et la plus pointue, qu’il n’est “pas dépourvu de charme“. C’est un moment qui a particulièrement touché cet auteur ; il nous fait prendre conscience du rôle du critique et de la façon dont l’idée d’une “critique”, d’un jugement sur le “succès” et le “bien fait” d’un film, peut être une force coloniale écrasante – il n’est pas exagéré de dire que cette critique de Mouramani1953 contribue de façon significative à la perception d’un manque d'”impact culturel” qui a conduit à sa perte probable pour toujours. Diallo ne trouve pas Mouramani1953 en France ; bien sûr qu’il ne le trouve pas. Diallo cherche le film non pas parce qu’il est génial, mais aussi parce qu’il ne l’est pas. Il essaie de se réconcilier avec une partie de l’histoire. Ainsi, les dernières scènes d’Au cimetière de la pellicule2023, où Diallo tente de recréer Mouramani1953, peuvent sembler étranges, voire contradictoires. Mais comme le souligne une responsable d’une cinémathèque française, “la matière [le film] a un cycle de vie […] comme nous, les films finissent par mourir“. Il n’est pas possible de conserver éternellement cette histoire, n’importe quelle histoire, même si, comme dans ce cas, elle a été détruite par des forces politiques internes et externes. Si le film n’a qu’une valeur de préservation, alors il n’a qu’une valeur limitée. Lorsqu’il enseigne à une classe d’étudiants qui ne peuvent citer qu’une poignée de réalisateurs guinéens, à la suite d’un exercice du documentariste néerlandais Joris Ivens, Diallo donne à chacun d’entre eux un découpage d’une caméra et leur demande de faire un film.
À l’instar d’Au cimetière de la pellicule2023, où une seconde caméra filme toujours Diallo pendant qu’il filme son voyage, ce film met l’accent sur le processus, faisant de ce processus le sujet essentiel. Certains étudiants donnent de très belles descriptions de leurs films, car le cinéma est un moyen de regarder, plus qu’un matériau enregistré : c’est un acte d’engagement et d’interprétation du monde et de l’histoire pour soi-même. Ainsi, le plan final qui révèle que Diallo filme sa version de Mouramani1953 avec une fausse caméra n’est pas du tout une image de perte – c’est un appel à l’action. Lorsque la caméra se tourne pour nous regarder, il espère que nous regarderons à notre tour.
Au cimetière de la pellicule de Thierno Souleymane Diallo, 1h30 – Au cinéma le 5 juillet 2023.