[CRITIQUE] Anatolia – Réminiscence d’un souvenir

Anatolia donne parfois la sensation d’assister à la réminiscence d’un souvenir, celui du réalisateur sur sa jeunesse lorsqu’il était lui aussi perdu au sein du pensionnat. L’Anatolie est une région de la Turquie qui trouve une spécificité, ses fortes neiges lors des hivers aux températures les plus basses. Yusuf est un élève curieux, mais perdu dans le moule scolaire. Lorsque son ami Memo tombe dans un état d’inconscience, c’est à la fois l’esprit du garçon qui est inquiété de son sort, mais également tout le personnel enseignant. Impressionnant par sa maîtrise du cadre comme de la circonscription de temps et de lieu parfaitement arrangée, Ferit Karahan ne cherche pas à forcer l’émotion mais plutôt à comprendre les réactions initiales de chaque individu au sein de l’unité scolaire.

Lui-même est le premier à le savoir, l’enseignement turc n’est pas le plus commode et bien différent de celui tel qu’enseigné dans de nombreux pays. Les pensionnats font davantage office de prisons scolaires, que le huis clos vient renforcer ici, tant il y règne l’ordre et la punition. Dans ce registre, le metteur en scène excelle à ne pas accentuer les traits, quelques scènes suffisent à décrire le quotidien des jeunes élèves. Une phrase de travers, un geste, la punition coule de source. Pourtant, le film ne s’apparente heureusement pas à un misérabilisme convenu lorsqu’il s’agit de dépeindre ces conditions. A ce stade, Karahan se soucie surtout d’illustrer l’échec absolu de l’unité qui tente de prospérer au sein de l’établissement. Par le manque de moyens d’abord, sublimement évoqué par ce jeune faisant office d’infirmier, le retard complet du personnel médical, mais encore l’absence de règles communes à tous.

Sans justifier le comportement déplacé et quoiqu’un peu lamentable des enseignants, le cinéaste se plait à jouer sur la culpabilité de chacun de ses personnages principaux, ayant participé à tour de rôle au malheureux évènement. Contraint de mentir ou de ne rien dire dans le seul but de ne pas perdre leur place, chacun subit également les actions des uns et des autres. Une vitre cassée, une porte laissée fermée, une punition durant un peu trop longtemps, tout cela est un ensemble de facteurs qui concernent un individu et tant d’autres. Comment gérer cela ? La mise en scène illustre parfaitement cette impossibilité collective, la caméra restant souvent rapprochée des personnages, qui peut rappeler à ce titre le sublime Un Monde sorti cette année, usant toutefois moins de l’hors-champ.

C’est un périple psychologique ressenti par Yusuf, logiquement filmé à la caméra portée, Karahan privilégiant les grands angles pour le montrer seul face au monde. Le personnage est magnifiquement incarné par Samet Yildiz, arborant des expressions lourdes de sens, et qui en disent long aussi sur le masque social qu’il est obligé de revêtir. En larmes face au corps inanimé de son jeune ami, le personnage réagit quelque part comme ses aînés au téléphone. Réagissant d’abord par l’impulsivité en vue de se protéger le premier, Yusuf commet une erreur. Il finit par comprendre le sens des responsabilités, le peu de choses que l’individualisme puisse lui apporter.

Anatolia
n’est pas dénué de défauts et manque certainement de quelques minutes pour être le grand film espéré. Mais que dire devant de telles performances, un soin constant apporté à l’écriture des personnages, et cette sincérité du regard de l’artiste sur son personnage principal. Ferit Karahan trouve un juste milieu rare en préférant la simplicité aux grands discours, les échanges crus aux bons sentiments, la culpabilité à l’innocence. Un film très juste, qu’il faut soutenir.

Note : 4 sur 5.

Anatolia au cinéma le 8 juin 2022.

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