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Cloud | Désespoir digital

Rétrospective | Cloud de Kiyoshi Kurosawa | 2h04 | Par Vincent Pelisse

Cela faisait plus de trois ans que Kiyoshi Kurosawa, maître de l’horreur et de l’étrange, était absent des salles de cinéma. Il revient cette fois avec pas moins de trois films, dont deux longs-métrages. Dans Cloud, on suit l’histoire de Ryōsuke, employé d’usine textile, qui se lance dans une véritable entreprise de revente d’objets ou de matériel à prix fort, ayant vidé le stock pour créer de la rareté. Ce faisant, il s’expose aux représailles de certains clients, mettant sa vie en danger. On peut déjà observer plusieurs choses intéressantes dans le contexte social du personnage. En effet, il a une vie assez modeste mais tente de gagner de grosses sommes d’argent avec une pratique malhonnête (mais légale), ce qui témoigne d’un certain cynisme quant à sa vision de l’ascension sociale. Sa compagne, elle, ne semble pas apprécier son travail. Elle lui fait comprendre qu’il doit se dépêcher de gagner beaucoup d’argent pour qu’elle puisse emménager avec lui dans une plus grande maison, quitter son emploi et acheter tout ce dont elle a envie. Deux personnages ambivalents, cyniques et égoïstes, qui n’hésitent pas à arnaquer d’honnêtes consommateurs pour leur enrichissement personnel et satisfaire leur oisiveté.

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Un contexte évidemment permis par un monde capitaliste et une explosion du consumérisme avec les nouvelles technologies comme Internet, où la vente en ligne élargit les possibilités. C’est donc à travers un écran d’ordinateur que Ryōsuke cause du tort aux gens, tout en ressentant l’excitation et la satisfaction d’une affaire rondement menée. L’écran d’ordinateur cristallise ici un mal-être social, une autre forme d’aliénation que celle dont Kurosawa explorait l’horreur au début du millénaire dans son chef-d’œuvre Kaïro. En effet, nous sommes bel et bien dans un récit plutôt ancré dans le réel, sans élément surnaturel. Cependant, le monde réel chez Kiyoshi Kurosawa n’est jamais tout à fait le même que le nôtre. Ses personnages se comportent parfois étrangement, comme dans un rêve ou un lent cauchemar, où la réalité finit par dévier vers l’absurde. Cloud n’y fait pas exception, et le cinéaste tente notamment de se rapprocher des films de yakuzas qu’il a réalisés durant la fin des années 1990, tels que Eyes of the Spider, le diptyque The Revenge ou encore Serpent’s Path, dont son propre remake sort aussi cette année. En effet, on retrouve une esthétique froide très similaire en termes de lumières, de colorimétrie, de texture (image un peu granuleuse). Mais aussi les mêmes types de décors : bureaux, entrepôts, intérieurs d’appartements ternes ou rues très calmes. Il n’est pas seulement question d’apparence puisque plusieurs actes de violence parsèment le film, jusqu’à un dernier acte alliant kidnapping et fusillades. Tout comme les films susnommés, Kurosawa met en scène ce déferlement de brutalité de façon clinique, avec une caméra fixe, ou très peu mobile, se reposant sur un découpage précis et incisif, permettant de faire ressentir l’impact tranchant des échanges de balles.

Le dernier tiers peut paraître surprenant, au regard du ton relativement calme employé au début du récit. Cependant, ce n’est en aucun cas étonnant si l’on connaît un peu les œuvres de Kurosawa de la fin des années 1990, et encore moins en se penchant sur le portrait psychologique et social de ses personnages. Persuadé d’être en sécurité derrière son écran, Ryōsuke se fait rattraper par ses actes, avec des armes à feu braquées sur lui. La violence sourde qu’il distillait en quelques clics se mue en violence physique, dès lors que cela impacte l’argent des autres. Désespérés, ils choisissent de faire justice eux-mêmes, avec leurs propres armes – symptôme de la déshumanisation de cette ère du capitalisme digital dans laquelle la police échoue à encadrer quoi que ce soit. Kiyoshi Kurosawa parvient, avec ce polar moderne, à renouer avec un type de cinéma qu’il proposait il y a presque trente ans, l’inscrivant dans la continuité thématique de son œuvre tout en évoluant avec les enjeux sociétaux actuels. Un sacré morceau de cinéma grinçant, aussi violent que savoureux.