Critique | Chime de Kiyoshi Kurosawa | 0h45 | Par Louan Nivesse
Il suffit parfois d’un grincement de chaise pour réveiller une angoisse qu’on croyait abolie, pour qu’un simple mouvement à la périphérie du cadre fasse basculer tout un monde, ou ce qu’il en reste, dans la terreur tranquille d’un univers qui n’a plus besoin de monstres pour faire peur, seulement de ses propres règles, appliquées avec rigueur dans des cuisines professionnelles où les corps obéissent à des chorégraphies millimétrées pendant que les esprits cèdent, un à un, à la folie. Chime de Kiyoshi Kurosawa n’est pas un film sur la violence, il en est le climat, la lente montée en température, l’imperceptible bascule d’une société déjà morte dans une forme d’agonie élégante, une agonie sans cris, sans fureur, mais avec ce son, ce chime, ce carillon lointain que seuls entendent celles et ceux qui ont déjà franchi la ligne, comme si le monde ne se divisait plus entre bons et méchants, vivants et morts, mais entre celles et ceux qui perçoivent la fréquence et les autres, trop englué·es dans le bruit de fond anesthésiant de la normalité pour remarquer qu’ils sont déjà perdu·es.
Dans ce film bref et pourtant sans fond, Kurosawa rejoue avec une rare finesse les motifs qu’il explore depuis Cure et Kairo, mais au lieu de les reconduire, il les dépouille, les raffine, les fait passer du stade de mythe horrifique à celui de symptôme social, car Chime ne raconte rien d’autre que la faillite silencieuse de la condition contemporaine, la disparition lente et méthodique du sujet dans un monde où les gestes, les rôles, les espaces ont été calibrés à un tel degré qu’il n’y a plus de place pour le désir, la colère ou même la peur, seulement pour une errance pavée de signaux faibles, de regards vides, de sacs poubelle pleins à craquer et de lames affûtées que l’on saisit sans raison, parce qu’on le peut, parce qu’on ne ressent plus rien, parce qu’il faut bien que quelque chose tranche. Ce n’est pas l’étrangeté qui surgit dans le quotidien, mais le quotidien lui-même qui se révèle étrange, étranger à lui-même, vidé de sa substance humaine, transformé en rituel morne que la caméra de Kurosawa observe sans jamais juger, avec la précision clinique d’un anatomiste des âmes modernes.

L’idéologie du film, si l’on ose encore employer ce mot, ne se niche pas dans un discours mais dans une forme, dans cette manière qu’a Kurosawa de faire durer un plan au-delà du sens, de filmer non pas ce qui se passe mais ce qui reste après, ce qui flotte, ce qui hante, comme ce plan fascinant où le professeur, désormais seul dans son salon, semble figé face à un espace vide qu’on soupçonne habité, non parce qu’on y voit quelque chose mais parce que l’image elle-même tremble d’un excès de silence, d’une tension contenue qui ne sera jamais relâchée, car rien ne viendra résoudre l’inquiétude que ce film installe et cultive, au contraire tout est fait pour que l’effroi persiste, sans objet, sans explication, sans apaisement. Kurosawa ne veut pas libérer le spectateur·ice de la peur mais l’y ancrer, l’y confiner, comme s’il ou elle aussi devait habiter cet entre-deux, ce non-lieu spectral où l’image numérique ne renvoie plus à un monde, mais à un néant déréglé, où les visages se dissolvent dans des pixels, où la technologie devient une porte vers le vide, et où la ville elle-même, autrefois théâtre du drame, devient surface de projection d’une subjectivité malade, incapable de se reconnaître dans ses reflets.
On aurait tort de croire que Chime parle seulement du Japon, car ce que filme Kurosawa, c’est un moment mondial, celui où le capitalisme tardif a terminé son travail de dissolution des liens, celui où les espaces de socialisation — école, famille, travail — ne produisent plus de sens, seulement des comportements, des gestes automatiques, des routines dépourvues de mémoire et d’avenir, celui où la mort n’est plus une rupture mais une transition, à peine remarquée, à peine filmée, comme cet élève qui s’effondre après avoir parlé du bruit dans sa tête, sans cri, sans émoi, devant une classe médusée mais muette, comme si ce genre de chose était déjà intégré dans le protocole. Le traumatisme a disparu, faute de survivants pour en porter le poids, , seuls subsistent des corps fonctionnels en voie de dégradation, des figures assignées à des fonctions qu’ils·elles remplissent jusqu’à ce que quelque chose lâche. Ce quelque chose, Kurosawa le filme comme une fissure dans le plan, un frémissement dans le hors-champ, un miroir qui ne reflète plus rien, sinon l’absence, un rideau qui tremble comme s’il cachait un fantôme, mais qui ne cache rien du tout, juste l’air vicié d’une époque qui ne croit plus en elle-même.
Ce que propose Kurosawa dans Chime, ce n’est pas un film de genre mais une expérience de désorientation, une manière d’interroger la place même du·de la spectateur·ice, qui devient peu à peu la cible du regard, la figure observée.En atteste ce plan stupéfiant où le protagoniste regarde droit dans la caméra, non comme un personnage qui s’adresse au public, mais comme un homme qui aperçoit enfin ce qui l’observe, ce qui l’évalue, ce qui le suit depuis le début : nous, dans notre position de spectateur·ices passif·ves, protégé·es par l’écran et pourtant contaminé·es, déjà, par la même léthargie, la même pulsion de retrait, la même terreur abstraite face à un monde trop réel. Il ne reste plus rien à résoudre ni même à comprendre, seulement à constater que la fiction, à défaut de demeurer un ailleurs, n’est plus un miroir, mais qu’elle s’est muée en notre double exact, notre reflet mental, notre chime intérieur. Une ritournelle lancinante dans un monde saturé d’images et pourtant vidé de toute vision.
| Au cinéma le 28 mai 2025
