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Baby Invasion | Regarde, like, crève

Il fallait bien que quelqu’un y aille. Harmony Korine l’a fait. Il est entré dans l’écran, s’est assis sur une chaise de gamer, a collé son front contre une caméra thermique, a branché trois algorithmes dégénérés sur Twitch et a décidé qu’il ne ferait plus de cinéma. Pas au sens classique du terme, pas au sens narratif, pas même au sens pictural. Son dernier projet, Baby Invasion, n’est pas un film. C’est un flux. Un stream. Un cauchemar interactif bricolé avec les restes d’un jeu vidéo fictif, des braquages live, des filtres IA, des avatars de bébés psychopathes et des spectateurs numériques qui tapent “LMAO” pendant que quelqu’un se fait défoncer hors-champ. C’est la fin du cadre, la mort de l’histoire, la dislocation du langage cinématographique en une soupe saturée de stimuli détraqués. Et c’est passionnant. Et c’est insupportable. Et c’est peut-être le projet le plus honnête sur l’état mental de la culture visuelle en 2025.

Ce qu’on nous vend comme un long-métrage est en fait un faux FPS qui a mal tourné. Un jeu nommé Baby Invaders, où des types masqués en nourrissons réalistes commettent des exactions en ligne, aurait fuité. Des criminels s’en emparent, s’en servent comme interface pour diffuser leurs propres braquages. Le film commence là. Ou plutôt, il ne commence pas : il absorbe. Il nous plonge directement dans une esthétique de l’interruption permanente, où chaque plan est troué, parasité, hurlé. On croit assister à une partie, puis à un replay, puis à un braquage réel, puis à une hallucination générée par IA. On pense comprendre le principe, mais la logique nous glisse entre les doigts, comme si la structure elle-même avait été montée par un enfant sous acide. Et c’est là que Korine touche juste : dans cette incapacité à offrir du sens, il capte quelque chose de fondamental. Le sentiment contemporain de saturation, de vacuité hyperactive, de perte de repères dans un monde qui n’est plus vécu, seulement visualisé — et encore, à travers une interface dégénérée, recouverte de gifs, de pop-ups, de glitchs, de memes, de filtres. Korine ne filme pas ce monde, il l’ingère. Et il le vomit. Alors bien sûr, c’est laid. Souvent très laid. Mais ce n’est pas une laideur gratuite : c’est une esthétique de la surcharge, du bug, du malaise. Les visages sont déformés, les textures hurlent, les couleurs bavent. Par moments, des mini-jeux apparaissent en surimpression sur des scènes de braquage, des messages système annoncent que la batterie du streamer est à plat (mais rien ne se passe), une IA surgit sous forme de lapin démoniaque, un masque se transforme en une grimace mouvante. Il n’y a rien à comprendre. Seulement à ressentir. Et ce qu’on ressent, c’est l’étouffement. L’impossibilité de hiérarchiser. L’horreur de devoir “regarder” sans jamais savoir si ce qu’on voit est réel, simulé, mis en scène ou simplement là pour le choc. Dans Funny Games, Haneke nous demandait : “Pourquoi regardez-vous ça ?” Korine, lui, s’en fout. Il dit : “Voilà ce que vous regardez déjà.

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Mais ce serait une erreur de lire Baby Invasion comme une critique univoque de la culture numérique. Korine n’est pas un moraliste. Il ne condamne pas. Il participe. Il remixe. Il s’enivre du spectacle qu’il feint de dénoncer. C’est toute l’ambiguïté de son geste : ce film n’est pas une dénonciation du stream comme nouveau paradigme visuel, c’est un stream. Korine n’imite pas Twitch : il l’absorbe, le recrache, l’habite. À travers EDGLRD, son nouveau studio hybride, il construit une esthétique totale, une œuvre-monde qui emprunte autant au jeu vidéo qu’aux réseaux sociaux, à la rave qu’à l’installation vidéo. Il produit des clips, des vidéos de skate, des objets visuels non identifiés. Il est moins cinéaste qu’architecte du chaos numérique. Et Baby Invasion est sa cathédrale déglinguée. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est que le film refuse absolument tout ce qui fonde habituellement le cinéma : pas de récit, pas de personnage, pas de logique, pas de psychologie. La caméra, en vue subjective, est flottante, désaffectée, parfois même déconnectée. On suit un joueur ? Un criminel ? Une IA ? Un observateur ? On ne saura jamais. Et ce n’est pas important. L’expérience est désincarnée, dissociée, glaciale. On pense à ces streamers qui parlent de leurs crimes en direct, à ces chaînes Telegram où circulent des vidéos atroces avec des emojis pour commentaires. L’image est devenue neutre, désensibilisée, post-humaine. Et Baby Invasion en prend acte. Pas pour le plaisir de choquer, mais pour constater la mort d’un certain regard. Plus personne ne regarde. On scroll. On subit. On “consume”. Et Korine filme ça, frontalement.

On pourrait s’agacer de l’hermétisme du projet, de son apparent je-m’en-foutisme, de sa paresse formelle — parfois réelle. Oui, certains passages traînent. Oui, l’absence de rythme devient elle-même un gimmick. Oui, on sent que le film est né d’un concept plus que d’un désir de cinéma. Mais là encore, c’est cohérent. Baby Invasion ne prétend pas “réinventer le septième art” comme tant de films creux qui se croient radicaux. Il enterre le cadavre en dansant autour. Ce n’est pas une œuvre de l’avenir. C’est un enterrement de première classe, avec stroboscopes et AK-47. Un enterrement où les invités portent des masques de bébé et vendent des NFT. Et au fond, c’est ça qui dérange : Baby Invasion est exactement le film que notre époque mérite. Pas celui qu’elle demande. Pas celui qu’elle comprend. Celui qu’elle a engendré. Un film qui ne raconte rien parce que tout a déjà été raconté, montré, remixé, ré-uploadé. Un film qui ne cherche pas à durer, mais à apparaître, faire parler, disparaître. Un produit de son temps, mais pas au sens péjoratif : au sens le plus cru, le plus brut, le plus frontal. Un miroir brisé tendu à une génération qui préfère regarder ses crimes en live plutôt que les vivre. Alors on peut haïr Baby Invasion, le trouver creux, sale, surestimé. Mais on ne peut pas l’ignorer. Parce qu’il est déjà là, en train de tourner en arrière-plan de notre quotidien numérique, pendant qu’on lit ces lignes, pendant qu’on like, pendant qu’on switch de tab.