À première vue, Mademoiselle pourrait sembler une représentation grossière de la sexualité féminine, empreinte d’odes aux stéréotypes genrés. Cependant, il se révèle être bien plus qu’une simple contradiction des apparences initiales. Inspiré du roman policier victorien de 2002, Fingersmith, de Sarah Waters, lui-même témoignant d’une perspective lesbienne, ce récit offre une réflexion profonde et authentique sur l’identité et la sexualité féminines. Ce qui surprend davantage, c’est la fidélité avec laquelle Park Chan-Wook a su préserver ces thèmes dans son adaptation cinématographique de 2016. Contrairement aux attentes souvent déçues des réalisateurs hétérosexuels et masculins traitant négligemment des relations entre femmes, l’exploration subtile de Park des tabous culturels et des personnages complexes à travers son œuvre cinématographique le positionne comme une voix éminente du cinéma queer. Déjà un cinéaste renommé en Corée du Sud, avec des succès tels que Lady Vengeance et Joint Security Area, Park a indéniablement accédé à une reconnaissance mondiale avec Mademoiselle, qui, entre autres distinctions, a été le premier film coréen à remporter un BAFTA en 2018.
Le long-métrage, riche en conspirations déjouées et en retournements inattendus, explore la nature de la domination patriarcale et de la possession dans le contexte de la Corée occupée par les Japonais dans les années 1930. Il suit le complot criminel du comte Fujiwara (Ha Jung-woo), qui cherche à duper Lady Hideko (Kim Min-hee) en utilisant Sook-Hee (Kim Tae-ri), une criminelle de bas étage, comme appât. Sook-Hee est recrutée pour se rapprocher de l’héritière et la convaincre d’épouser le Comte afin qu’il puisse s’emparer de sa fortune. Structuré en trois actes, le film nous offre le privilège intentionnel de voir à travers les yeux de nos deux protagonistes féminines. Le premier acte, à travers le regard de Sook-Hee, pose les bases d’une vaste conspiration visant à dépouiller Lady Hideko de sa fortune héritée. Le deuxième acte, vu du point de vue de Hideko, expose un contre-complot visant à trahir Sook-Hee et à la faire emprisonner. Enfin, le dernier acte montre les conséquences de la décision des femmes de s’unir.
Initialement aveuglées par l’influence des figures patriarcales qui les manipulent, ainsi que par leur propre misogynie intériorisée, les deux femmes se considèrent mutuellement comme “naïves et stupides“, manipulables à souhait. Cependant, elles ne réalisent pas que cette naïveté apparente est en réalité une stratégie calculée, adoptée par chacune d’elles. Au lieu de cela, elles cherchent à se conformer au regard masculin, en particulier celui du Comte, qui les a engagées pour se trahir mutuellement. Elles deviennent des marionnettes, un rôle qu’elles ont joué toute leur vie pour les hommes, mais cette occasion unique de jouer avec la domination patriarcale leur donne l’illusion d’une certaine autonomie. Ainsi conditionnées, les deux femmes se méprisent mutuellement, enfermées dans une vision oppressive et dégradante de leur propre féminité.
Cependant, ces tensions apparentes révèlent en réalité des mécanismes de survie. Comme l’a exprimé Beauvoir (1949), “l’humanité est masculine et l’homme définit la femme non pas en elle-même mais par rapport à lui ; elle n’est pas considérée comme un être autonome“. Hideko et Sook-Hee ont toutes deux subi la perte d’autonomie aux mains des hommes. Orphelines depuis leur plus jeune âge et soumises au contrôle de figures oppressives et patriarcales, elles sont traitées comme des objets, des pions à manipuler dans les jeux des hommes. Toutes deux sont considérées comme des instruments du patriarcat, jetables une fois qu’elles ont rempli leur rôle.
Park met en lumière le fait que ces femmes ne sont pas de simples victimes passives destinées à perpétuer ou à succomber à leurs propres cycles d’abus. Mademoiselle présente la complexité de l’identité féminine et remet en question notre propension à réduire les femmes à des stéréotypes prédéfinis. Hideko, en particulier, défie chaque caricature féminine, défiant toute tentative de catégorisation. Elle n’est ni l’objet sexuel docile, ni la folle enfermée dans le grenier, ni la demoiselle en détresse : elle est une survivante déterminée et autonome de l’abus, une femme dotée de sa propre autonomie et de ses désirs. Les angles de caméra subjectifs et les décors sombres subvertissent les sujets habituellement fétichisés, permettant aux personnages d’explorer leur sexualité et de revisiter leurs traumatismes à leurs propres conditions.
Cependant, pour atteindre cette révélation, les femmes doivent transcender le désir patriarcal de contrôle. Sous les orchestrations calculées du Comte, Sook-Hee et Hideko trouvent une connexion à travers la performance, explorant les attachements qui leur ont été refusés toute leur vie. Le Comte encourage Hideko à exploiter sa “cupidité héritée de sa mère” en la séduisant avec des parures somptueuses. Mais au-delà de cette manipulation apparente, les deux femmes sont authentiquement séduites par ces symboles de féminité. Elles utilisent ces objets d’indulgence pour exprimer des dynamiques qui leur permettent de s’apprécier et de se lier, jouant à la poupée et échangeant les rôles de domestique et de dame. Cette subversion des associations misogynes avec la vanité montre que l’attrait des femmes pour les objets de beauté peut être un moyen légitime de connexion. Dans l’obscurité du manoir oppressant qui a emprisonné Hideko, les femmes ornent leurs échanges de pétales de fleurs, de joyaux, et de somptueuses parures, élevant ainsi la “touche féminine” au rang de source de libération authentique.
Par le biais de ces échanges de rôles, Hideko et Sook-Hee s’évadent de leur réalité, utilisant les vêtements luxueux et les huiles de bain comme des instruments pour matérialiser leurs fantasmes communs. Alors que Sook-Hee baigne Hideko, elles évoquent une relation maternelle, révélant ainsi des aspects plus profonds de leur connexion. Les connotations sexuelles sont présentes, mais leur quête dépasse la simple satisfaction charnelle : elles recherchent avant tout la maternité, l’amitié et l’intimité. C’est dans ces moments que Hideko réalise que son attachement envers Sook-Hee va au-delà de la domination et du contrôle. La première scène de sexe entre elles est guidée par Sook-Hee, qui décrit chaque geste comme une mise en scène des attentes masculines lors d’une nuit de noces. L’humour et la tendresse se mêlent alors au contraste entre leur désir passionné et leur détachement vis-à-vis du regard masculin. Cette scène révèle comment elles utilisent la performance pour se découvrir mutuellement, transcendant ainsi le regard patriarcal.
Les femmes trouvent leur libération dans des aspects qui avaient autrefois servi à les asservir : le sexe, la performance et la possession. Pendant ce temps, ces mêmes éléments contribuent à la chute des hommes dans le récit. Les ébats de Hideko et Sook-Hee marquent leur cheminement vers l’émancipation : d’abord lorsqu’elles commencent à se percevoir comme des égales, puis lorsqu’elles achèvent leur ultime évasion. En revanche, les fétiches sexuels et les avances des hommes sont présentés comme des manifestations pathétiques et vaines de pouvoir. Leurs quêtes d’indulgence et de domination apparaissent vides et humiliantes, tandis que celles des femmes sont empreintes de connexions authentiques et d’autonomisation. Ensemble, Hideko et Sook-Hee se renforcent pour échapper aux fils invisibles des manipulateurs patriarcaux, alors que les hommes précipitent leur propre chute – et leur perte définitive – à travers leur désir inextinguible de domination, de violence et de revanche.
Cette pièce jouée par les hommes finit par conduire les deux femmes sur le chemin de la découverte de leur autonomie et de l’évasion de leur destinée opprimée. Après avoir finalement confessé leurs tromperies l’une à l’autre, elles sollicitent l’aide de Bok-Soon, figure maternelle de Sook-Hee, pour élaborer un ultime complot féministe contre le Comte. Fuyant la Corée, Hideko se déguise en homme, s’appropriant l’identité du Comte dans un acte ultime de rétribution par la prise de masculinité. Le film se clôt alors que les deux femmes partagent leur intimité dans leur cabine à bord d’un navire en direction de la Chine, manipulant des clochettes en métal. Ces mêmes clochettes qui avaient été le symbole des abus subis par Hideko dans son enfance, ramenant ainsi le spectateur au motif central du film : à travers un parcours d’affirmation de soi, Mademoiselle dépeint deux femmes utilisant leur expérience de l’oppression patriarcale pour finalement l’anéantir.
Mademoiselle de Park Chan-Wook, 2h31, avec Kim Min-Hee, Tae-ri Kim, Jung-woo Ha – Au cinéma le 1 novembre 2016