Chantal Akerman disait elle-même que si les spectateur.rices ne s’ennuient pas devant ses films, c’est qu’ils sont passés à côté de son intention. Élu récemment « meilleur film de tous les temps » par “Sight & Sound”, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, c’est près de 3h30 du quotidien d’une femme des années 70. Le film montre trois jours de la vie de Jeanne, une femme au foyer, qui, chaque jour, répète minutieusement la même liste de tâches ménagères. Elle cuisine, nettoie, fait les courses, s’occupe de son fils… et tout cela sous la forme d’une routine réglée comme du papier à musique. À côté de cette vie tout à fait banale, elle se prostitue. Le deuxième jour, après avoir reçu son client, un léger retard dérègle progressivement son quotidien : elle oublie d’éteindre la lumière en quittant la pièce, néglige un bouton de sa chemise de nuit, ou encore se réveille une heure plus tôt que d’habitude. Tout cela désajuste son emploi du temps pourtant si millimétré, et une angoisse existentielle va croître chez cette femme. Pourtant, il n’y a dans ce film aucune dramatisation : Akerman a pour ambition première de montrer le quotidien de cette femme tel qu’il se déroule.
Dans les années 70, en France naît le « Mouvement de libération des femmes » (MLF), qui s’inscrit dans la continuation des revendications portées par Mai 68. Il s’agit d’un mouvement féministe visant à dénoncer une société patriarcale et combattre les discriminations faites aux femmes, faisant alors écho au « Women’s Lib » américain voyant le jour une décennie plus tôt. Les années 70 seront alors rythmées par de nombreuses manifestations et protestations pour les droits des femmes, mais aussi par la production de nouveaux savoirs et théories féministes. De nombreuses réalisatrices profitent de ce contexte socio-politique pour exprimer leur voix, ainsi que chercher et trouver leur écriture cinématographique : c’est le cas d’Akerman, mais aussi d’Yvonne Rainer, Liliane de Kermadec ou encore Marguerite Duras qui se mettent à la réalisation à la fin des années 60 et début des années 70. C’est donc en 1975, cinq ans après le lancement du MLF, dans un contexte déjà bien installé de libération et d’émancipation des femmes, que Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles (ci-après abrégé « Jeanne Dielman ») de Chantal Akerman s’installe dans les salles obscures.
Suite à sa sortie, le film a suscité d’innombrables critiques et de nombreuses plumes se sont mises à théoriser ce qu’elles venaient de voir. Ce film a, à de nombreuses reprises, été mobilisé par des analystes féministes qui y voient l’aliénation des femmes dans une société patriarcale dominante, ainsi que l’exposition de ce qui était jusque-là invisible, le film visant (dans cette perspective) à faire prendre conscience aux spectatrices leurs conditions de femmes. Cependant, bien que cette lecture analytique soit tout à fait pertinente, Akerman entendait avant tout rendre compte du quotidien, lui aussi aliénant, que subissent les femmes au foyer de son époque (prenant notamment exemple sur sa mère et sa tante). Elle entendait « donner une existence cinématographique à ces gestes »1 issus du travail domestique que font des milliards de femmes dans le monde. Cependant, la position socio-politique du cinéma d’Akerman est claire : redonner aux femmes leur place dans le cinéma, les déglamouriser du regard masculin, et ce en produisant des films vus par une femme et en collaborant avec une équipe presque exclusivement féminine (avec notamment sa cheffe opératrice et amie Babette Mangolte). Toujours est-il, les deux approches sont belles et bien liées l’une à l’autre : nous verrons qu’elles se renvoient très régulièrement la balle, mêlant ainsi le quotidien et le statut de femme qui sont donc tous les deux aliénants pour Jeanne. Par contre, peu de théoricien.nes se sont attardé.es sur la portée allégorique du film (et notamment au sens où le philosophe Walter Benjamin l’entend). Pour ce dernier, l’allégorie « plonge dans l’abîme qui sépare l’image de sa signification », et pour atteindre cette image, le film passe par une série de détails, ceux d’une femme plongée dans sa routine soigneusement organisée.
QUADRILLAGE DE L’ESPACE ET DU TEMPS
Jeanne Dielman est une femme au foyer qui passe ses journées à effectuer machinalement ses tâches quotidiennes (cuisine, nettoyage, courses…). Si les spectateur.rices la voient se déplacer de manière rectiligne et très précise à travers son appartement, ils remarquent rapidement que chaque tâche ménagère se déroule également en « temps réel », c’est-à-dire sans coupure dans le plan. Ainsi, sur le plan formel, un quadrillage de l’espace et du temps s’opère dans le film. Ces deux concepts préoccupent beaucoup Chantal Akerman. Dans Jeanne Dielman, la protagoniste est enfermée à la fois dans l’espace (notamment sa cuisine) et dans le temps (à cause de ses horaires stricts relevant de la répétition).
L’espace
Au niveau de l’espace, Jeanne Dielman y dresse elle-même formellement un quadrillage d’abord en se déplaçant de manière rectiligne, toujours en ligne droite, joignant un point B depuis un point A. Ses déplacements sont toujours motivés par la volonté de respecter à la minute près son emploi du temps, et ne sont jamais futiles ou inutiles. Tout au long du film, Jeanne exécute une première tâche ménagère, et se déplace ensuite dans le but d’entamer sa deuxième, puis sa troisième, et ainsi de suite : elle sait où elle va et ne change jamais de pièce sans avoir une intention particulière. L’appartement devient alors un lieu dominé par « des régimes de circulation, d’organisation et de relation dont chaque pièce est le porte-parole »2. Ainsi, la cuisine est l’endroit où Jeanne se retrouve pour la plupart de ses tâches, souvent seule ; le salon devient, l’après-midi, une pouponnière où elle garde un bébé, et, le soir, un lieu de partage silencieux avec son fils. La chambre de Jeanne, quant à elle, est d’abord un espace indéterminé voire “fantasmatique” dans la mesure où le spectateur n’y a, dans un premier temps, pas accès. Peu à peu, et surtout à la fin du film, cet espace se dévoile au spectateur et signe le moment de basculement total du film avec le meurtre. Quoi qu’il en soit, le film assigne à chaque pièce une liste d’actions que Jeanne doit effectuer pendant sa journée.
En effet, Jeanne organise ses journées exactement de la même façon en exécutant une série de tâches qui se répéteront rigoureusement de jour en jour. Par exemple, en comparant deux séquences où Jeanne accueille ses clients, l’une se passant la première journée au tout début du film, et l’autre lors de la deuxième journée vers la moitié du film, on remarque que la routine de la mère de famille est exactement la même aux gestes et à la position près. Et pour cause : après s’être lavé les mains hors-champ, Jeanne fait quelques pas de côté pour se les essuyer. Elle aurait pu le faire depuis l’évier, mais elle se positionne exactement à la même place pour les deux jours, comme si cette action ne pouvait se faire que depuis ce point précis.
Par ailleurs, cet espace particulier, presque conçu comme un échiquier, est souligné par la caméra qui est toujours positionnée de façon à capter des points de vue orthogonaux. La manière dont Babette Mangolte cadre les plans n’a rien d’anodin. D’une part, ce sont exclusivement des plans moyens, à hauteur de caméra neutre. D’abord, les plans moyens permettent de capter l’entièreté de la scène, témoignant des déplacements de Jeanne et montrant à quel point ils sont précis. Ce point de vue illustre bien l’idée qu’elle sait toujours exactement où elle doit aller (où se trouve le café, ou quand éteindre l’interrupteur pour changer de pièce, par exemple). La hauteur de caméra neutre, quant à elle, implique que l’œil de la caméra se situe à hauteur de Jeanne, ce qui permet de garder un point de vue proche du sien. Ces deux paramètres complémentaires créent une certaine distance par rapport au personnage. En effet, le.la spectateur.rice est mis.e à distance d’une part par les plans d’ensemble relativement éloignés du sujet filmé (sans l’être de trop pour autant), et d’autre part par la hauteur de caméra neutre qui ne permet pas de mettre l’accent sur un élément en particulier (comme le feraient une plongée ou un insert, par exemple). Ici, l’intention de la cinéaste est de capter la séquence dans son ensemble. De plus, tous les plans sont fixes, ce qui correspond parfaitement à la routine autant « statique » de Jeanne, ainsi qu’à l’esthétique cinématographique prônée par Akerman pour transmettre ses discours. Les plans moyens permettent également de laisser place aux actions qui sont en train de dérouler, de laisser Jeanne se déplacer à sa guise dans son appartement. D’ailleurs, dans beaucoup de plans, il arrive que Delphine Seyrig sorte du cadre (par exemple lorsqu’elle se lave les mains avant d’accueillir ses clients), sans pour autant que le plan soit gâché. La caméra accueille simplement les actions telles qu’elles se déroulent devant son œil. C’est en quelque sorte une autre manière pour Akerman de rendre hommage à ces gestes qu’on ne voit pas assez.
Très souvent, Jeanne est filmée en surcadrage, qui est une forme de mise en abyme du cadre, de cadre dans le cadre. Jeanne se trouve dans des encadrements de porte, dans le cadre de l’ascenseur, ou encore piégée entre les murs de sa cuisine. On remarque également que le motif du carreau se répète régulièrement, notamment dans sa cuisine (mur, essuie de vaisselle…). Jeanne est formellement encadrée, bordée dans son espace, très régulièrement.
Le temps
Concernant le temps, un premier élément formel à repérer est la répétition. Jeanne organise ses journées exactement de la même façon en exécutant une série de tâches qui se répéteront rigoureusement de jour en jour. Par exemple, toujours en comparant les deux séquences d’accueil des clients, on remarque que la routine de la mère de famille est exactement la même d’un jour à l’autre : elle lance la cuisson des pommes de terre, la sonnette de la maison retentit, elle enlève son tablier et le range, se lave les mains puis les essuie, éteint la lumière de la cuisine, ouvre la porte et salue son client, dépose sa veste sur le porte-manteau. Ensuite, l’homme la suit jusqu’à sa chambre, il se passe une ellipse où la luminosité du couloir change, puis l’homme sort, reprend ses affaires, et paie Jeanne. Celle-ci referme finalement la porte avant d’aller déposer son argent dans la soupière se trouvant dans la salle à manger et de retourner à la cuisson de ses pommes de terre. Ces deux séquences identiques manifestent bien ce goût pour la répétition. Jeanne perpétue précisément les mêmes gestes de jour en jour avec beaucoup de minutie. Tout au long du film, Jeanne obéit à des horaires stricts qu’elle a intériorisé, agissant presque robotiquement.
Ainsi, Jeanne Dielman est enfermée dans ses horaires. Sa journée est programmée au détail près. De son réveil jusqu’à son coucher, elle sait exactement quoi faire, à quel moment et où aller et rien n’est laissé au hasard. C’est d’ailleurs le temps qui sera la cause du dérèglement du quotidien de Jeanne : c’est parce que son « entrevue » avec le client a duré plus longtemps que d’habitude qu’elle a accumulé du retard sur sa routine habituelle, et donc que les pommes de terre ont été trop cuites (cet événement est d’ailleurs le point de bascule de l’histoire, voir infra). Le temps qui passe est donc l’élément déclencheur du récit, c’est ce qui vient troubler son quotidien, mais aussi Jeanne elle-même : par exemple, elle oublie de reposer le couvercle de la soupière dans le salon, ou d’éteindre la lumière de la salle de bain quand elle la quitte. Ainsi, cette femme obnubilée par les horaires semble être désemparée voire même agitée lorsque des imprévus viennent créer des trous dans son emploi du temps : elle ne cesse de faire des allers-retours entre la table de la salle à manger et la cuisine.
Dans Jeanne Dielman comme dans tous les autres films de Chantal Akerman, le temps peut être considéré comme une forme allégorique à part entière. En effet, la réalisatrice veut que les spectateurs ressentent le temps qui passe : « Le temps n’est pas que dans le plan, il existe aussi chez le spectateur en face qui le regarde. Il sent ce temps, en lui. Oui. Même s’il prétend qu’il s’ennuie. Et même s’il s’ennuie vraiment et qu’il attend le plan suivant. Attendre le plan suivant, c’est aussi et déjà se sentir vivre, se sentir exister »3. Dans ce film, la façon dont Akerman traite le temps est éprouvante, autant pour Jeanne que pour nous, spectateur.rices. Toutes les actions de la protagoniste sont filmées «en temps réel», c’est-à-dire que lorsque Jeanne prépare son escalope panée, le spectateur suit sa conception du début à la fin sans jamais que la caméra ne coupe. En un seul plan, il la voit essuyer sa table, verser de la farine dessus, préparer deux assiettes (l’une avec de la chapelure, l’autre avec des œufs qu’elle bat ensuite), prendre les escalopes et commencer la préparation. Elle commence par les recouvrir de farine, elle les imbibe ensuite dans les œufs pour finalement les envelopper dans la chapelure. Elle le fait deux fois avant de recouvrir sa préparation avec du papier aluminium. Elle finit par débarrasser sa vaisselle et nettoyer la table. Toute cette scène complètement banale dans la vie d’une femme de cette époque est filmée dans son entièreté, sans aucune coupure ou changement d’angle de caméra. Les spectateurs sont forcés de visionner l’ensemble de cette préparation. Les gestes de Delphine Seyrig sont captés entièrement ; Jeanne est prisonnière de ses gestes, ce qui permet de renforcer la banalité de son quotidien, mais aussi, et surtout, de montrer ce qu’on ne regarde jamais. Telle était l’intention de la réalisatrice : « Chantal [Akerman] voulait restituer la totalité du geste. Ces gestes sont toujours éludés dans les films, parce que trop communs, on évite de les montrer en entier »4. Ce plan dure cinq minutes, mais ce sont cinq minutes nécessaires à faire éprouver au spectateur pour qu’il prenne conscience de ce qu’il est en train de voir. Akerman distingue d’ailleurs l’action de voir et celle de regarder : « Regarder est-ce la même chose que voir, non. Il faut regarder pendant combien de temps pour avoir vu et vu quoi »5.
« Oui c’est ça. Se retrouver devant le temps. On n’aurait pas pu mieux dire », explique Akerman. Les spectateur.rices ressentent le temps s’écouler lorsqu’ils regardent Jeanne Dielman, ils le subissent autant que cette femme. Ainsi, le temps emprisonne le spectateur tout comme Jeanne est prisonnière de ce temps : voir Jeanne préparer une escalope panée ou encore éplucher des pommes de terre implique que le spectateur n’a d’autre choix que de la regarder exécuter ses tâches l’une après l’autre, et d’attendre qu’elle passe à la suivante. En outre, il serait intéressant de comparer la succession des plans séquence de ce film avec la théorie du montage interdit d’André Bazin théorisée dans un article homonyme dans les années 50. Celui-ci y explique que, contrairement à ce qui avait toujours été dit, ce qui fait la spécificité du montage selon lui est le respect photographique de l’unité de l’espace, et donc que le cinéma peut rendre compte d’un espace grâce à la puissance de valeur documentaire due à la prise de vue : les éléments représentés sont partiellement vrais. Il poursuit en disant : « Ce qu’il faut, pour la plénitude esthétique de l’entreprise, c’est que nous puissions croire à la réalité des événements en les sachant truqués »6, les spectateur.rices doivent pouvoir se dire que la matière première du film est authentique, tout en gardant en tête que cela reste du cinéma, et donc que cela est issu de l’imaginaire. Le choix de n’avoir aucune coupure dans l’action apporte en quelque sorte une dimension documentaire d’événements réels. C’est ce temps qu’il faut pour nettoyer sa baignoire, ou cirer des chaussures. C’est ce temps qui est nécessaire pour présenter chaque geste de Jeanne. Voir Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles, c’est faire l’expérience du temps, c’est un film expérimental en tant qu’il fait vivre à ses spectateur.rices les mêmes sensations que des millions de femmes des années 70 endurant cette situation chaque jour. « Et si le plan n’était là que quelques secondes, que les secondes qui suffiraient à faire avancer la narration, aurait-il le temps, ce plan, d’évoquer toutes ces femmes et même ces hommes assis à un moment ou l’autre de leur vie. Non, je suis certaine que non »7.
DISSOLUTION DU QUADRILLAGE
L’incident domestique de la cuisson des pommes de terre est le point de départ du chemin vers le basculement ultime. Lorsque Jeanne s’en rend compte, elle semble déboussolée, voire même angoissée. Elle prend la casserole dans ses mains, se retourne, hésite, ne sait pas quoi faire : elle est complètement désorientée. Comme dit précédemment, c’est à partir de ce propre quadrillage de l’espace et du temps qui s’impose dans la vie de Jeanne que tout se chamboule. Jeanne manque de temps, et quand le temps est chamboulé, l’espace sera impacté également. En effet, après s’être rendue compte que les pommes de terre sont trop cuites, son emploi du temps est bouleversé car elle accumule un certain retard. Le lendemain, ce sera l’inverse : elle accumule une avance car son réveil sonne trop tôt. Ces deux situations créent des intervalles dans son planning, où on est face à une Jeanne nerveuse qui ne sait quoi faire de ces moments de creux, comme si elle cherchait des points de repère, mais en vain. Au niveau de l’espace, cela se traduit par des oublis : recouvrir la soupière où elle cache son argent, ou encore oublier d’éteindre les lumières, ce qui impose à Jeanne de revenir sur ses pas. Elle sera contrainte de devoir aller racheter des pommes de terre et de préparer son plat à nouveau, dans un ultime plan à propos duquel la propre mère de Chantal Akerman dira « qu’il y a tout ». Corinne Maury développe cette idée : « à la fois la répétition des tâches du quotidien, la maîtrise impossible d’un vide à contenir et l’écoulement d’un effondrement de l’être. Le “plan des pommes de terre” dépasse ici la simple fonction symbolique et se révèle comme un cataclysme domestique ». Elle poursuit en disant que c’est « l’incident domestique extérieur trahissant l’accident psychique intérieur »8 ou, comme le dirait Walter Benjamin, on est ici face à « l’abîme qui sépare l’image de sa signification ». C’est à cet égard que Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles peut être considéré comme un film allégorique. Ce moment tout à fait anodin en apparence traduit en réalité une intériorité et signification bien plus importantes.
L’allégorie chez Benjamin implique deux paramètres. D’une part, l’allégorie est progressive et s’établit donc par étapes successives dans le temps. Dans le film, plusieurs petits oublis (les interrupteurs non-éteints) ou accidents (de cuisson, de réveil) s’accumulent, jusqu’au basculement ultime : le meurtre d’un de ses clients. D’autre part, l’allégorie est foncièrement historique s’adresse à un public inscrit dans une époque et un lieu particuliers. L’abîme peut donc être insurmontable si la signification est perdue. En effet, dans Jeanne Dielman, comment comprendre cet acte allégorique final, inconsciemment de contestation, de cette femme si le spectateur n’a pas les codes pour le déchiffrer ? Pourquoi agir comme cela tout d’un coup, alors que les trois heures de film montrent un quotidien banal de mère de famille ? Le mécanisme allégorique est donc bien présent dans le film. L’allégorie « plonge dans l’abîme qui sépare l’image de son apparence », et pour atteindre cette image, le film passe par une série de détails, tout en tenant compte du contexte historique de son époque.
LECTURE BENJAMINIENNE DU FILM
Pour Walter Benjamin, l’allégorie « porte les traces de la rage intérieure qui était nécessaire pour faire irruption dans ce monde et pour briser et ruiner ses créations harmonieuses »9. Dans Jeanne Dielman, ce goût pour la destruction des formes harmonieuses est bien ce qui est (littéralement) mis à l’épreuve : nous suivons le quotidien de Jeanne qui va petit à petit basculer et se dégrader. Son emploi du temps est planifié à la minute près, dès lors où elle accumule un peu de retard, les formes harmonieuses qui faisaient son quotidien vont graduellement se briser, tomber en ruines pour laisser place à la « rage intérieure » de Jeanne Dielman, ou du moins son intériorité surgira progressivement jusqu’à se vider complètement de son enveloppe corporelle juste après le meurtre. De surcroît, à la fin du film, Jeanne peut même à certains égards être considérée comme une « ruine du sens », toujours selon la perspective de Benjamin. Après avoir commis son crime, la protagoniste s’assied à la table de la salle à manger et semble vide, et le meurtre vide l’existence de Jeanne du peu qui donnait du sens à sa vie : l’argent et la vie matérielle.
Il serait d’ailleurs intéressant d’appliquer à Jeanne Dielman le rapport étroit que fait Benjamin entre l’allégorie et la marchandise. Pour lui, le monde ne serait qu’une vitrine capitaliste montrant une série d’objets du quotidien (les marchandises). Or, cette vitrine n’est qu’un leurre : il existe en réalité une plus-value faussant la signification et la valeur réelle des marchandises. Selon Benjamin, l’allégorie répond à cette réalité : dévoiler les significations cachées des choses par l’intention allégorique permet d’échapper à l’illusion et au leurre capitaliste de la marchandise, exposant ainsi ses contradictions. Dans Jeanne Dielman, à l’instar de la prostituée du poème Allégorie de Baudelaire que Benjamin étudie et analyse, Jeanne est une personnification d’une femme-marchandise. Chez le poète, la prostituée, bien que restant humaine, est transformée en marchandise et, par conséquent, la personnifie. Jeanne Dielman est une personnification de la femme-marchandise dépendant du matériel. Elle transforme son corps en marchandise pour obtenir gain de cause. C’est en effet l’argent qu’elle dépose après chaque rapport dans la soupière décorative de la salle à manger qui la motive à continuer cette activité.
De plus, lors du plan final (mais également lors des scènes de repas), nous remarquons que Jeanne est assise devant une vitrine. On remarque que sur ce plan, Jeanne est encore une fois prise dans un surcadrage, mais cette fois-ci dans un surcadrage arrière, c’est-à-dire que le cadre (ici celui de la vitrine) est situé derrière elle et non plus devant comme c’était le cas dans les exemples cités plus haut. Mais les vitrines sont extrêmement présentes dans le film, notamment par rapport aux commerces dans lesquels Jeanne se rend. D’abord, on remarque que les quelques sorties hors de l’appartement sont également des sorties routinières, prévues dans son emploi du temps et qui sont autant planifiées que les autres tâches ménagères. On voit par exemple Jeanne aller faire des courses, récupérer un colis chez le couturier ou aller boire son café à sa place habituelle. Lors du chamboulement, ses habitudes changent également à l’extérieur, et particulièrement le troisième jour. Elle se rend d’abord à la caisse d’épargne mais sa monnaie ne passe pas dans la machine, ou encore elle arrive devant un commerce mais quelques minutes avant l’ouverture, ce qui la contraint d’attendre. Ce cas-ci est intéressant car son attente oblige Jeanne à contempler précisément une vitrine voisine pour tuer le temps (c’est d’ailleurs ce plan qui sera utilisé comme affiche pour la ressortie en salles françaises). Ensuite, lorsqu’elle rentre, elle doit encore combler des moments de vide. Au début, elle s’assied et semble contrariée et nerveuse. Elle décide alors de se lever et d’astiquer les objets décoratifs se trouvant dans la vitrine du salon, comme si se diriger vers cette vitrine était une solution et un confort pour elle, une fois qu’elle est face à des moments de creux et donc face à son vide existentiel. Plus tard dans la journée, elle décide d’aller acheter un bouton décousu. Elle en veut un qui correspond à celui perdu, mais ne trouve rien qui ne la satisfasse, et ce en ayant fait trois magasins différents. Elle décide alors de se rendre dans son café mais sa place habituelle est prise par une autre dame. Elle rentre chez elle et c’est cette journée qui la conduira au meurtre. Son rapport au commerce est donc compromis. Alors qu’elle s’y sentait « comme chez elle » au début du film puisqu’ils sont incorporés dans sa routine, ses besoins n’y sont plus assouvis par la suite, ou du moins elle en ressort frustrée. Autant dans son appartement que dans ses « zones de confort » externes, Jeanne ne trouve plus aucun point de repère.
C’est donc, si l’on reprend les mots de Benjamin, ce qui brise les formes harmonieuses, et ce qui laissera place à la rage intérieure qui les détruira à tout jamais. C’est l’accumulation de ces petits éléments, de ces petits retards, de ces petites frustrations du quotidien qui laissera l’inconscient prendre le dessus. À la fin du film, Jeanne est laissée comme une ruine, comme si tout ce qui faisait son monde était à présent détruit et qu’il ne restait que son corps, elle étant complètement vide.
INTERPRÉTATION PERSONNELLE DU FILM
Par sa gestion du temps, de l’espace et la personnification de son protagoniste en femme-marchandise, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles offre une allégorie de l’aliénation des femmes dans leur quotidien de femme des années 70. Akerman avait la volonté de témoigner, de donner une visibilité aux gestes qui font notre quotidien, et en particulier aux gestes des femmes qui l’entouraient (notamment sa mère et sa tante). Elle le montre dans un premier temps parfaitement : son emploi du temps est réglé comme du papier à musique et elle n’a aucune inquiétude. Akerman oblige le spectateur à observer chaque détail, en opérant notamment un quadrillage du temps et de l’espace. Dans un second temps, la réalisatrice commence à dérégler le quotidien de Jeanne en y accumulant une série de perturbations et en lui ajoutant des moments de creux et des angoisses. Cette deuxième partie du film vise à exposer à quel point le quotidien de ces femmes est aliénant. Comme l’allégorie de Benjamin permettant de dévoiler l’illusion provoquée par la plus-value sur les marchandises, le film d’Akerman propose une allégorie qui dévoile quant à elle une aliénation constante, invisibilisée et trop banalisée des femmes dans leur quotidien. Tous ces petits dérèglements ajoutent de la tension, et font apparaître formellement tout le poids du quotidien qui pèse sur leurs épaules.
Avec ce film, Akerman part donc du particulier (la vie de Jeanne) pour viser une idée universelle (celle des milliards de femmes de son époque). Le contexte historique des années 70, complètement favorable au développement du female gaze et des voix des réalisatrices, appuie ce propos. De plus, en incorporant une personnification de la femme-marchandise, Akerman appuie sur l’objectification dont sont victimes les femmes, poussant ainsi cette idée à son paroxysme : la prostitution. Par ailleurs, il est intéressant que l’adresse de Jeanne Dielman, qui forme le titre du film, est orientée sur un quai appelé “quai du commerce”. Cela montre que la protagoniste est bien envisagée comme une marchandise à part entière, son corps étant une vitrine et son appartement son commerce.
Quoi qu’il en soit, les deux voies analytiques évoquées en début d’analyse (celle du quotidien d’une part et celle du féminisme d’autre part) sont, selon moi, indissociables l’une de l’autre. C’est le traitement du quotidien dont fait Akerman sa thèse qui permet de viser une idée plus large et plus universelle : celle du quotidien aliénant des femmes de leur époque. La portée politique de la réalisatrice est de toute façon incontestable : « Ca, c’est vrai ! » s’exclame-t-elle lorsque Marguerite Duras parle de cinéma différend qui est « par définition un cinéma politique » pour définir ce qu’est le cinéma créé par les femmes réalisatrices lors une interview collective donnée pour la télévision française10.
Avec son film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, Chantal Akerman propose une allégorie de l’aliénation des femmes dans leur quotidien en partant d’un exemple particulier mais en ciblant l’universel. Elle met à distance les spectateurs à plusieurs niveaux. D’abord avec la durée du film : elle utilise le temps pour faire éprouver au spectateur ce que cette femme vit. Ensuite, avec l’espace : la caméra ne fait jamais de gros plan, elle se situe plus loin, sans l’être de trop non plus, de manière à capter l’entièreté de la scène, d’enfermer Jeanne par les surcadrages dans son appartement, afin qu’on comprenne ce qu’il se passe et qu’on puisse voir suffisamment les gestes de Jeanne. Le thème de la prostitution provoque également une mise à distance par l’intrusion d’une activité très particulière dans un quotidien si banal. Enfin, la distance est également mise par le jeu de Delphine Seyrig, qui incarne Jeanne avec une neutralité bressonienne très précise. La psychologie du personnage est quasiment inexistante, laissant cette mère de famille comme une coquille vide exécutant machinalement des gestes du quotidien vitaux pour le bien-être du ménage. De plus, Akerman avoue avoir choisi Seyrig car elle était une actrice très connue de son époque. À cet égard, Corinne Maury parle de « double féminin » et cite les mots d’Akerman pour appuyer sa remarque : « si on voyait quelqu’un qu’on avait l’habitude de voir faire le lit et la vaisselle, on ne le verrait pas, comme les hommes ne voient plus que leurs femmes font la vaisselle ; et donc il fallait quelqu’un qu’on n’avait pas l’habitude de voir faire la vaisselle et donc c’était parfait avec Delphine, parce que, du coup ça devenait visible »11. On devine avec cette dernière citation l’intention allégorique de la réalisatrice : partir du particulier vers l’universel pour évoquer toutes ces femmes enfermées et invisibilisées dans leur quotidien.
Jeanne Dielman, 23, Quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman, 3h18, avec Delphine Seyrig, Jacques Doniol-Valcroze et Henri Storck – Sorti le 21 janvier 1976 en salle.
Références et notes de bas de page :
1 MAURY Corinne, Jeanne Dielman, 23 quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman. L’ordre troublé au quotidien, Editions Yellow Now, Crisnée, 2020, p. 49.
2 Ibid, p. 37.
3 AKERMAN Chantal, Autoportrait en cinéaste, Editions du Centre Georges Pompidou/Editions Cahiers du cinéma, 2004, p. 38.
4 NEVERS Camille, « Avec Chantal Akerman, on voulait réaliser des films entre femmes, entres exclues » (entretien avec Babette Mangolte), in Libération, 21 avril 2023, consulté en ligne le 28 mai 2023 via cette adresse.
5 AKERMAN Chantal, op.cit., p. 79.
6 BAZIN André, « Montage interdit » in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Editions du Cerf, 1958, p. 124.
7 AKERMAN Chantal, op.cit., p. 39.
8 MAURY Corinne, op.cit., pp. 81 et 83.
9 BENJAMIN Walter, « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire » repris dans Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, tr. fr. Jean Lacoste, Petite bibliothèque Payot, 1979, p. 228.
10 INA Culture, « 1975 : C’est quoi, un cinéma au féminin ? | Archives INA », archives INA sur Youtube, consulté le 20 mai 2023 via https://www.youtube.com/watch?v=RfFzAhOBwfM
11 MAURY Corinne, op.cit. (citant Chantal Akerman), p.49.
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